Rêve de Kamakura

Biscuits de Noël pour illustrer le roman "Les Tartes de Noël" de David Giuliano

Chapitre 1 – Simon

Une larme coulait le long de la joue de Simon. Le film venait de se terminer et, comme à chaque fois, cette belle histoire d’amour l’avait touché. Du bout du doigt, il l’essuya tout en se grattant la joue, histoire de noyer le poisson. Un coup d’œil à gauche puis à droite : ça va, aucun de ses potes assis à côté de lui ne l’avait pris en flagrant délit de cœur d’artichaut.

Il s’étira, mais après une douzaine d’heures de vol, il ne savait plus trop comment se positionner pour trouver une posture confortable. Il replia la tablette, se redressa et s’excusa auprès de son voisin de gauche. Quelques pas dans l’allée pour se dégourdir les jambes lui feraient du bien.

Marcher dans les allées étroites d’un avion classe économique restait un moment d’observation scientifique digne des éthologues les plus réputés, surtout après douze heures de vol. Simon se vit rassuré de croiser le regard de quelques personnes qui, comme lui, semblaient au bout de leur vie et n’attendaient qu’une chose : débarquer. Par contre, il y vit aussi des Japonais en costume, la coiffure impeccable, la cravate bien en place et aussi frais qu’un gardon. Il remarqua enfin les quelques Mac Gyver de la cabine qui se retrouvaient avec l’attirail du parfait voyageur : un bandeau sur les yeux, un coussin de voyage Totoro autour du cou, et surtout la chance de pouvoir s’étaler sur deux sièges.

La file pour les toilettes étant réduite à peau de chagrin, il en profita pour y faire un passage. Sans doute le dernier avant l’atterrissage tant attendu. Il regagna son siège, boucla sa ceinture et ferma les yeux. Même s’il ne dormait pas, toute illusion de repos serait bonne à prendre.

« Mesdames et messieurs, veuillez redresser votre siège, soulever votre tablette. Nous sommes en phase d’approche et allons atterrir très prochainement. »

Simon émergea de sa torpeur. Enfin ! Ses amis autour de lui se remettaient eux aussi à vivre. Il lisait dans leurs yeux fatigue et excitation qui se mêlaient joyeusement.

Ça y est, il y était. Le groupe venait de sortir de l’avion et faisait ses premiers pas au Japon. Les couloirs d’un aéroport ne vendent jamais du rêve, mais le simple fait de déchiffrer les rares kanji qu’ils reconnaissaient, d’entendre des publicités en japonais, de surprendre des conversations en japonais, tout cela leur faisait comprendre qu’ils étaient bien arrivés dans ce pays dont ils avaient tant rêvé.

Et ensuite, ce fut le choc. Simon se figea net devant un escalator, à quelques pas des toilettes. Sur le mur, il y vit les personnages de Mario Bros qui lui souhaitaient une belle arrivée au Japon.
Alors c’est vraiment vrai ? Tout est aussi kawaii ici ? se demandait-il.
Cela valait bien une première photo sur son smartphone.

Il rattrapa son groupe d’amis puis vint le moment de l’immigration et de la douane. Il le savait, il y aurait du monde. Pourtant, il s’étonna de passer en une petite demi-heure à peine. Ce n’était pas pour lui déplaire vu la fatigue qu’il traînait déjà. Un regard sur la grande horloge murale : 9h31. La journée serait longue…

Les bagages en main, il était enfin temps de sortir de là. Les voilà tous les cinq à suivre les indications de sortie, jusqu’à ce qu’Alex se mit à crier : « Regardez, un 7-Eleven ! » Ce fut la ruée. Le konbini était minuscule, mais c’était le tout premier qu’ils croisaient. Cela méritait bien un arrêt. Simon n’avait qu’une lubie en tête, lui : se payer son tout premier melon pan en terre nippone. Il se retrouva vite face aux brioches en tout genre pour trouver l’élue de son cœur. Elle semblait moelleuse, légèrement sucrée, striée comme il fallait. Il prit un café froid pour l’accompagner et paya le caissier, avant de déchirer l’emballage et de croquer dedans. Cela lui procura une sensation étrange, là, dans son ventre : ce plaisir qui se mêlait au goût légèrement sucré et à l’excitation de vivre un rêve éveillé.

— Hé, Simon ! Tu comptes nous faire poireauter encore des heures ou on peut y aller ? demanda Aymeric en sirotant son thé froid.

Aymeric, c’était le meilleur pote de Simon. Ils se connaissaient depuis qu’ils avaient huit ans. Même s’ils n’étaient pas dans la même fac, ils se voyaient très régulièrement et partageaient de nombreuses passions, dont leur goût pour ce pays et l’animation japonaise. Et puis, Aymeric était aussi la première personne à laquelle Simon s’était confié lorsqu’il avait une quinzaine d’années.

La bouche pleine de melon pan, Simon bredouilla un « j’arrive » et rejoignit le groupe. Ils suivirent les indications anglaises sur les panneaux, ne baragouinant que quelques mots de japonais. Enfin, presque pas. Simon, lui, avait suivi des cours du soir avant d’entamer ce voyage. Il n’était certes pas parfait bilingue, loin de là, mais il arrivait déjà à reconnaître les hiragana et les katakana, connaissait quelques structures de base ainsi qu’une petite centaine de kanji. Il s’était donc placé à la tête du groupe et les mena vers la gare ferroviaire. La première destination était Tokyo, mais Simon, lui, ne pensait qu’à un endroit prévu à la fin du voyage et qu’il avait découvert en lisant le manga Kamakura Diary : la ville de Kamakura.

*****

Un peu plus d’une heure de train plus tard, les voilà arrivés en gare de Shinjuku. Leur hôtel se trouvant à Ikebukuro, ils n’étaient donc pas encore arrivés à destination. Jérémie fut le premier à repérer le panneau vers les lignes JR, aka Japan Railway, et surtout la célèbre ligne verte du nom de Yamanote. Ils se retrouvèrent face aux guichets, insérant la Suica Card qu’ils avaient commandée quelques semaines avant le voyage et reçue par la poste.

— Tu crois que cinq mille yens suffiront ? demanda Alex.
— Aucune idée, répondit Aymeric. De toute façon, on rajoutera de l’argent si on en a besoin.

La carte dans une main, les valises dans l’autre, ils passèrent les barrières pour se retrouver dans les couloirs et, enfin, sur la plateforme. Il y avait du monde déjà, mais pas autant qu’ils avaient imaginé. On était en plein milieu de la journée, ce n’était donc pas la foule des heures de pointe qu’on voyait dans les vidéos sur internet. Ils avancèrent sur les quais et furent étonnés de voir chaque personne faire respectueusement la file. Ça changeait de ce qu’ils connaissaient chez eux ! D’un regard, ils surent que chacun avait bien compris. Esteban se plaça donc derrière un couple de retraités et les quatre autres amis lui emboîtèrent le pas.

— Oh ! Ecoutez, c’est trop bien ! cria Aymeric, sans doute un peu trop fort vu que le couple juste devant eux s’était retourné et leur jeta un regard outré.
Il courba légèrement la tête en guise d’excuse, puis se tourna vers ses amis.
— Ce sont les jingles qu’on a entendus sur YouTube. Tu te souviens, Simon ? Quand on planchait sur le voyage, on a trouvé des vidéos sur les transports en commun à Tokyo, et il y avait ces mêmes sons.

Simon tendit l’oreille et sourit à Aymeric. Quelques secondes plus tard, leur métro arrivait. D’abord les débarquements, puis la foule devant eux s’engouffra dans la rame, suivie par la bande des cinq. Il y avait pas mal de place, ils ne dérangeaient donc personne avec leurs valises. Ils s’accrochèrent là où ils le pouvaient et ce fut un autre rêve éveillé. Leurs yeux furent attirés par les dizaines de publicités affichées dans la voiture, ainsi que par les écrans qui diffusaient des spots publicitaires, indiquaient les arrêts ou encore la situation du trafic en temps réel. Esteban et Jérémie dégainèrent leur téléphone portable et se mirent à filmer. Aymeric, lui, se recoiffa avant de prendre quelques selfies. Alex et Simon, enfin, observaient le métro, les yeux remplis d’étoiles.

Tsugi wa Ikebukuro, annonça la voix dans le métro.
— C’est ici qu’on sort ! dit Alex à ses amis photographes et vidéastes amateurs.

Les portes s’écartèrent, les amis sortirent du moyen de transport et suivirent les indications pour découvrir les rues de Tokyo. Du moins, c’est ce qu’ils croyaient. Ils se retrouvèrent dans un immense centre commercial avec des indications partant dans tous les sens, des centaines de personnes qui avançaient d’un pas décidé, et aucune idée de l’endroit où se rendre.

— Et maintenant ? demanda Jérémie.
— Maintenant, on remercie notre e-Sim et on consulte l’app. pour nous indiquer le chemin, répondit Alex tout sourire.

Il prit la tête du groupe et les mena, peu confiant en ses capacités, mais bien plus en celles de l’algorithme.
Les voilà enfin à l’air libre, découvrant une partie de la capitale pour la première fois. De hauts bâtiments les entouraient. Il y avait du monde partout, même s’ils étaient en début d’après-midi. Une odeur de friture parvenait à leurs narines, et ils étaient entourés de nombreuses affiches de magasins dont ils n’avaient jamais entendu parler. Ils auraient pu facilement se laisser distraire par l’appel de la découverte, pourtant ils avaient une destination : leur hôtel. Une fois les valises déposées, ils pourraient revenir manger un bout, mais pas avant.
Alex reprit la position du leader et indiqua le chemin à travers les rues et ruelles de Ikebukuro. Après dix bonnes minutes de marche, les voilà arrivés devant l’endroit qui les hébergerait pour leurs premières nuits. Ils franchirent les portes automatiques, se présentèrent à l’accueil et remplirent tous les documents appropriés. Les deux chambres étaient déjà prêtes, une aubaine ! Ils montèrent au cinquième étage et insérèrent la clé magnétique dans la porte.

Simon partageait sa chambre avec Aymeric et Alex. Il y avait un grand lit double et un lit simple qui étaient disposés dans un espace relativement petit. Il y avait à peine assez de place pour bouger et y déposer leurs valises. Une porte menait vers la salle de bain. On y trouvait une toilette japonaise avec un dispositif de contrôle et de nombreux boutons juste à côté. C’est comme il avait vu dans les vidéos ! Il y avait également une demi baignoire, mais aussi une douchette et un tabouret qui donnaient sur le sol, permettant ainsi de se laver d’abord avant de pouvoir se relaxer dans un bon bain chaud.

— Les gars, venez voir, c’est vraiment comme dans les vidéos ! dit Simon vers ses deux amis. Si vous voulez tester les toilettes, c’est possible !
— Attends, j’arrive, avertit Aymeric avant d’entrer dans la salle de bain. Bon, vous sortez ? J’aimerais tester.

Simon rejoignit Alex dans la chambre puis ils attendirent. Quelques minutes plus tard, Aymeric s’esclaffa de rire en criant : « Ça chatouille, ce truc ». Il venait d’essayer un des jets d’eau de la toilette permettant de remplacer le papier toilette. Il sortit de la salle de bain en se bidonnant, puis les trois amis allèrent frapper à la porte voisine. Il était plus que temps de partir à la découverte de Tokyo.

Chapitre 2 – La bande

Simon hésita avant de quitter l’air frais climatisé du hall d’entrée de l’hôtel. Il voyait déjà la sueur perler sur le front de ses amis à peine sortis. En avançant d’un pas, il eut l’impression d’entrer dans un bloc de chaleur, comme si l’air y était plus épais. Trente-sept degrés Celsius avec nonante pour cent d’humidité, il n’en avait pas l’habitude.

— Bon, où c’est qu’on va ? demanda Esteban. Je sais pas vous, mais moi j’ai la dalle !
— Et si on se baladait un peu ? On trouvera bien un petit resto sympa, proposa Alex.

Ils se remirent donc en marche, retraversant les routes qu’ils avaient empruntées il y a moins d’une demi-heure. Quelle sensation étrange que de rêver d’un pays, puis de déambuler dans ses rues, de découvrir les sons qui le caractérisent et de croiser les gens qui le font vivre jour après jour. Les cinq amis avançaient doucement, presque en silence, n’échangeant que quelques mots pour attirer l’attention sur une affiche amusante ou une boutique qu’ils viendraient visiter plus tard. Pour l’instant, les ventres grognaient trop : ils voulaient goûter à un bon plat japonais.

Simon s’arrêta devant la devanture d’un petit restaurant qui ne payait pas de mine. Il y déchiffra les quelques kanji et katakana qui accompagnaient les sampuru, les représentations hautement fidèles en plastique des plats disponibles.

— Venez les gars, cria Simon en se tournant vers la bande. Vous en pensez quoi ? Je ne sais pas vous, mais moi je serais bien partant pour des tempuras.
— Bonne idée, réagit Aymeric en s’approchant de la devanture. Et si c’est ça qu’on reçoit dans notre assiette, ça a l’air vachement tentant. Bon, j’entre.

Les autres n’eurent même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’Aymeric poussait déjà la porte d’entrée.

Irasshaimase !

La voix provenait du fond de la salle. Une dame aux cheveux attachés en chignon se précipita à petits pas vers Aymeric. Il lui indiqua le chiffre cinq de la main. Elle se retourna vers une table ronde et l’invita d’un geste de la main à s’installer. Simon, Alex et Esteban le rejoignirent. Jérémie, lui, était resté devant les plats en plastique. Il prenait quelques photos.
Ils reçurent des menus en anglais comportant de nombreuses illustrations. Une aubaine ! Puis, ils s’intéressèrent aux prix. Ils n’en revenaient pas.

— Attends, attends, j’ai un bug là, murmura Esteban. C’est le prix pour TOUT le menu, ça ? Mais ça coûte presque rien. Il y a une arnaque quelque part ?
— Je ne crois pas, répondit Simon. J’ai lu que les restaurants ne coûtaient pas trop cher. En tout cas, ce menu me fait de l’œil aussi.

Jérémie s’installa à leurs côtés quelques secondes plus tard. Après plusieurs échanges, la serveuse revint prendre la commande. Ils optèrent tous pour un menu de tempuras accompagné de riz, de soba froides et d’une soupe miso.
Lorsque les plats furent déposés devant eux, difficile à dire lequel de la bande des cinq était le plus impressionné tant ils ouvraient tous de grands yeux ronds de surprise et de gourmandise. Les baguettes en main, ils entonnèrent un » itadakimasu » avant de se lancer dans leur premier repas à Tokyo.

— Que c’était bon ! s’exclama Alex en déposant ses baguettes. Des repas comme ça, j’en veux matin, midi et soir.
— C’est ce qui est prévu, souligna Simon en faisant un clin d’œil à son ami. Je compte bien goûter le plus possible aux spécialités locales, surtout pour un prix aussi démocratique. Bon, sur ce, on paye et on part découvrir Ikebukuro ?

L’addition payée, ils regagnèrent la chaleur extérieure.

— Quel côté ? demanda Simon.
— Et si on allait par là ? proposa Alex. On verra où ça mènera, mais nous sommes là pour nous immerger dans Tokyo, n’est-ce pas ?

Tout le monde acquiesça et suivit la direction indiquée. Les rues restaient animées, mais ils constatèrent qu’ils s’écartaient doucement du quartier de la gare. Les gratte-ciel laissaient la place à des bâtiments moins hauts, mais tout aussi impressionnants. Après une belle marche, Alex se planta devant un immense centre commercial et murmura : « Je crois qu’on y est. »

— Comment ça ? interrogea Aymeric. Tu veux dire que tu savais exactement où on se rendait ?
— Je plaide coupable, fit-il, un large sourire sur le visage mettant ses grands yeux bleu clair en valeur. De toute façon, on a pu découvrir un peu plus le quartier, et je suis là où je voulais vous emmener. Tout le monde est content, je crois.

Jérémie sourit. Il reconnaissait bien là la personnalité d’Alex : déterminé, mais toujours à l’écoute des autres. Il savait que si leur ami les avait emmenés ici, c’est qu’il savait que ça leur plairait.

— Alors, dis-nous exactement ce qu’on trouvera ici, enchaîna Jérémie en se tournant vers son ami.
— Je me disais qu’il y aurait des boutiques pour tout le monde, répondit Alex. Simon et Esteban, vous pouvez faire un tour au Pokémon Center, pendant qu’Aymeric et moi allons à la boutique One Piece. Jérémie, toi, tu peux aller dans la boutique que tu préfères, ainsi qu’au Disney Store. Vous en dites quoi ?

Chacun était ravi. Le groupe se sépara en deux : Simon et Esteban se rendant au Pokémon Center alors que les trois autres partaient vers la boutique One Piece.

*****

En montant les escalators vers le Pokémon Center, Simon alluma son application Pokémon Go. Un souvenir lui revint instantanément en mémoire : Esteban et lui, partant chasser ces créatures virtuelles, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Les deux amis s’étaient en effet rencontrés grâce au jeu. Ils avaient fait partie d’un groupe rassemblant les joueurs du quartier, et ils s’étaient souvent retrouvés ensemble pour des « raids » – de grands combats organisés à plusieurs – ou des journées spéciales. Ils avaient commencé à sympathiser et ils avaient rapidement remarqué qu’ils avaient une série de centres d’intérêts en commun.
Une amitié était née.
Planté devant l’entrée du magasin, Esteban sautilla sur place.

— Regarde comme ce Mewto est splendide ! cria-t-il. Vas-y, mets-toi devant et je te prends en photo. Tu feras pareil avec moi, hein ?

Simon comprit qu’il n’avait pas le choix. Après une séance photo mêlant des clichés sages et des poses plus hilarantes, ils franchirent le seuil de la boutique. À chaque pas, ils s’extasiaient devant une peluche trop kawaii, un carnet « qu’il fallait absolument acheter », des stickers qu’ils pourraient coller partout et des porte-clés qu’ils attacheraient à leur sacoche à peine sortis de la boutique.

— Bon, je le prends ou pas ? se demanda Simon, agenouillé devant le rayon de peluches et tenant un Bulbizarre dans les mains.

En examinant son panier, il en trouva déjà une autre choisie quelques minutes auparavant.

— Après tout, se dit-il, je n’en aurai jamais assez. Il est tellement adorable !

Il déposa délicatement la peluche dans le coin du panier puis tourna la tête. Au bout du rayon, un jeune homme de son âge aux traits japonais l’observait. Il portait un t-shirt noir sur lequel un kitsune, un renard à huit queues, était assis devant un sanctuaire shinto.

— Étonnant, pensa Simon. Je pensais qu’un tel renard possédait neuf queues.

Simon ne pouvait cependant pas détacher ses yeux de ce splendide t-shirt, et le jeune homme qui le portait dégageait un charme ensorcelant qui le surprit. Simon sourit, pointa l’index vers son t-shirt puis souleva le pouce pour tenter de faire comprendre qu’il l’aimait beaucoup. Le jeune homme inclina légèrement la tête avant de poursuivre sa route et de disparaître dans la seconde partie du magasin.

— C’est bon, on peut aller payer ? demanda Esteban qui était arrivé sans que Simon ne le remarque. T’en tires une tête. Pourquoi t’es tout rouge, comme ça ? Il fait pourtant bien meilleur ici avec l’air-co plutôt que dehors.
— Oui, oui, bafouilla Simon. On peut y aller.

Pendant qu’ils faisaient la file, Simon promena son regard alentour. Le jeune homme au t-shirt de kitsune n’était visible nulle part. Il a dû quitter la boutique sans rien prendre, pensa-t-il.
C’est chacun armé d’un grand sac qu’ils retrouvèrent leurs amis qui, vraisemblablement, s’étaient fait plaisir aussi. Avant de sortir du centre commercial climatisé, la bande des cinq s’acheta un thé hojicha froid puis ils quittèrent le lieu en racontant tout ce qu’ils avaient vu dans les boutiques, remerciant au passage Alex de son idée.

— N’oublie pas que demain, c’est ta journée, Alex, rappela Aymeric. Tu nous réserves d’autres surprises de cet ordre ?
— Vous verrez, rétorqua-t-il, un brin de mystère dans la voix. Vous voulez faire quoi à présent ?
— J’ai une proposition à vous faire, réagit Esteban. Je crois que j’ai aperçu une Taito Station du côté de la gare. Qui veut se prendre une raclée à Mario Kart ?

Les cinq amis se mirent en route d’un pas résolu. C’était décidé : le gagnant serait récompensé par son repas du soir offert par les autres.

Chapitre 3 – L’inconnu

— Tu ne lâcherais pas un peu ton téléphone ?

Aymeric releva la tête. Jérémie l’observait, les mains sur les hanches. Non, pire : il le jugeait. Aymeric avait été le premier éliminé lors du tournoi Mario Kart. Il s’était installé derrière les sièges en forme de kart de la borne d’arcade et n’avait pas cessé de chatter avec Fanny, sa copine.
Aymeric et elles sortaient ensemble depuis quelques mois. Elle travaillait pour l’agence de voyage qui les avait aidés à organiser ce périple nippon. Elle était l’assistante du responsable et représentait le point de contact pour Simon et lui dès leurs premiers contacts. Très rapidement, Aymeric s’était chargé de répondre aux messages de la jeune femme, avant de lui proposer un rendez-vous galant.

— Fanny me demande si le voyage s’est bien passé et je lui raconte ce qu’on a fait depuis qu’on a déposé les valises à l’hôtel. Elle vous salue, d’ailleurs !
— Concentre-toi un peu sur la finale. On va bientôt savoir qui de Simon ou d’Esteban aura son repas offert. D’ailleurs, on mange quoi ? se renseigna Jérémie.

Personne ne lui répondit. Tout le monde était absorbé par la course en cours… ou la discussion avec Fanny.
Esteban bondit de son siège, bras tendus et poings fermés.

— Champion ! Vous me devez le respect jusqu’à la fin du voyage, les gars, parada-t-il.
— On ne te doit qu’un repas. Le reste, c’est dans ta tête, répondit Simon en lui faisant un clin d’œil.
— Un repas, c’est parfait. Si on se faisait des sushis ?

La bande des cinq reprit ses sacs et marcha vers la gare. Ils y avaient repéré plusieurs restaurants en arrivant, il y en avait sans aucun doute un qui ferait leur bonheur. Ils longeaient le large centre commercial Seibu en direction du sud, les yeux rivés sur leur smartphone.

— Si j’en crois Google Map, il y en a quelques-uns un peu plus loin. De ce que je lis, Sushiro Minami en vaut vraiment le coup. C’est à cent mètres d’ici.

Le groupe se retrouva devant la porte en bois du restaurant. À l’intérieur, un sushi conveyor circulait, entouré de tabourets. Au centre, deux maîtres sushi étaient à l’œuvre.

— Irasshaimase !
— Gonin, bafouilla Simon en montrant le chiffre cinq de la main droite.

Ils s’installèrent le long du mur gauche du restaurant. Le lieu était étroit et une bonne partie des sièges était déjà occupée par des personnes seules ou venues à deux.

— Et ensuite, on fait comment ? demanda Aymeric en se penchant vers ses amis.
— Et bien on dirait qu’il suffit d’attraper les assiettes de sushis qu’on désire. Ah, attends, il y a aussi une carte qui détaille ceux de disponibles, rétorqua Alex.

D’un même geste, ils prirent la carte plastifiée, la tournèrent pour y trouver les indications en anglais, puis parcoururent la liste.

— Quoi ? Du sushi de cheval ? s’écria Aymeric en consultant le document. Et c’est quoi toutes ces sortes de thon et de saumon ? Bon, tant pis, je me lance.

Il tendit la main vers une assiette qui passait devant lui sur le train à sushis. Il s’agissait d’un poisson blanc qui garnissait le riz, mais il n’avait aucune idée de quel type il s’agissait. Il engouffra le premier sushi entièrement, observé par quelques clients qui écarquillèrent les yeux.

— ‘tain c’est bon, tenta-t-il de dire tout en mastiquant. Je ne sais pas ce que je mange, mais c’est délicieux. Allez, goûtez vous aussi.

Les autres amis se servirent à leur tour. Chacun y allait de son commentaire et de sa préférence, mais ils étaient unanimes sur un point : le goût du poisson était incomparable à ce qu’on connaissait en Europe.
Les assiettes s’entassèrent sur le comptoir et, après plus d’une heure, ils avaient le ventre bien tendu.
Ils appelèrent le serveur pour payer l’addiction. Celui-ci s’approcha de leur siège et commença à compter les assiettes qui déterminaient le prix. Au vu de l’immense pile d’assiettes vides à la place d’Esteban, le serveur ouvrit de grands yeux, attrapa une baguette et l’utilisa pour le décompte final.

En face de l’établissement se trouvait Junkudo, une immense librairie sur neuf étages. La bande des cinq se suivait dans les escalators. Certains s’arrêtèrent à l’étage des livres de photographie, d’économie ou d’informatique. Simon, lui, poussa l’ascension jusqu’au dernier étage. Celui-ci comportait le rayon des livres rédigés en anglais et des méthodes d’apprentissage du japonais. Il feuilleta quelques manuels, en sélectionna un sur l’apprentissage des kanji puis déambula du côté des bouquins abordant la culture japonaise. Il y faisait étrangement calme. Un regard alentour lui permit de comprendre qu’il était le seul client dans cette section de la librairie.

— Kwaidan, murmura-t-il, réfléchissant à voix haute. Ça a l’air pas mal du tout. Des histoires d’horreur, c’est parfait. À mon avis, ça pourrait faire flipper Esteban.

Simon ressentit une présence proche de lui. Il se retourna et aperçut un jeune homme qui se tenait à quelques pas de lui. Il le reconnut immédiatement grâce au t-shirt de kitsune qu’il portait.
À nouveau, le jeune homme l’observait.
Simon inclina légèrement la tête et sourit. L’inconnu s’approcha de quelques pas, sans rien dire. Il continuait de fixer Simon droit dans les yeux. Simon, lui, ne pouvait décrocher son regard. L’inconnu avait des yeux noisette, avec une tâche orange dans chaque iris. Il n’avait jamais vu ça auparavant. Imperceptiblement, le jeune homme continuait de s’approcher de Simon. L’air semblait plus lourd et Simon sentit énormément de chaleur naître au creux de son ventre.

— Hé, Simon ! cria Aymeric au bout de l’allée. T’as fini ?

Par réflexe, Simon tourna la tête vers son ami et bredouilla un « J’arrive ». Quand il se retourna vers le jeune inconnu, ce dernier avait disparu. Simon fit le tour des rayons de la section, ne trouvant personne. Il rejoignit ensuite Aymeric et lui demanda s’il avait vu quelqu’un quitter cet espace.

— Non, personne. Je crois que tu es seul, ici. Bon, on y va ?

Ils descendirent au rez-de-chaussée, payèrent les bouquins et regagnèrent l’air libre. Il y faisait encore chaud malgré la soirée déjà bien entamée.

— Je crois que je vais rentrer, annonça Simon. Je suis vraiment claqué après le voyage, et la journée a été longue. Vous faites quoi ?
— Je rentre aussi. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil, dit Alex. Vous faites ce que vous voulez, les autres, mais l’heure de rendez-vous pour demain est fixée à 8h, dans le hall de l’hôtel.

La journée avait été longue, en effet. Ils rentrèrent tous sans exception. Simon, Aymeric et Alex rejoignirent leur chambre. Malgré le peu d’espace, ils parvinrent à déballer leur valise et à récupérer leurs affaires de toilette. Après une bonne douche, ils s’installèrent sur leur lit, Aymeric et Simon partageant le lit double. Les trois amis étaient tellement claqués qu’ils eurent à peine la force de brancher les téléphones à leur chargeur et d’éteindre les lumières, que les premiers ronflements se firent déjà entendre.

Chapitre 4 – Alex

Installé confortablement dans le fauteuil en cuir du hall de l’hôtel, Alex scrutait les trois ascenseurs menant aux étages. Il avait quitté sa chambre alors que ses deux amis terminaient de se préparer. Rien d’étonnant à ce qu’ils se présentent au lieu de rendez-vous à sept heures cinquante-sept – trois minutes en avance, donc. Non, ce qui l’inquiétait, c’était les deux autres. Surtout Jérémie et son « tempérament artistique ». Il avait déjà préparé le sermon qu’il allait lui tenir à propos de la ponctualité et du respect des autres lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit et qu’Esteban et Jérémie rejoignirent le groupe à huit heures précises.

— Parfait, vous êtes ponctuels, dit Alex, les lèvres légèrement pincées, en se levant du siège. On peut se mettre en route.
— Attends, je crève la dalle, moi ! lança Esteban.
— C’est prévu. Et pas loin.

Ils quittèrent le hall d’entrée et marchèrent jusqu’au coin de la rue pour s’arrêter devant un FamilyMart, une des enseignes de konbini les plus répandues au Japon.

— Nous avons dix minutes. Soyez efficaces ! N’oubliez pas qu’il est mal vu de manger en marchant, et qu’il n’y a que très peu de poubelles de disponibles en rue. Je vous conseille donc de manger ici.

La bande de cinq entra en file indienne dans le magasin. Simon se laissa tenter par un melon pan accompagné d’un café froid. Aymeric, lui, s’acheta un sandwich aux œufs. Pour Esteban et Jérémie, c’était onigiri au petit-déjeuner avec un thé froid à partager. Alex, enfin, préférait goûter à quelques fritures vendues au comptoir, et boire un café chaud. Difficile de se débarrasser de ses habitudes.

— Ok, on y va. Suivez-moi, annonça Alex une fois que chacun avait terminé son petit-déjeuner.

À même pas huit heures et demie, il faisait déjà vingt-neuf degrés, le soleil brillait et les rues étaient bondées. Les cinq jeunes hommes avancèrent en direction de la gare d’Ikebukuro, Alex imposant un bon rythme de marche au groupe. Le trajet sur la ligne Yamanote dura vingt minutes, temps durant lequel Esteban et Jérémie enregistrèrent les sons bien typiques de la ligne avec leur téléphone.
Dès leur sortie de la gare, les dessins de personnages de mangas et d’animes couvraient les murs et les panneaux lumineux. Alex se cramponna à son téléphone et jeta de temps en temps des regards vers l’arrière afin de voir si ses amis le suivaient toujours.

— Venez, c’est par ici.

Le quartier d’Akihabara n’était pas connu comme étant le plus beau de Tokyo. Avec ses larges rues et ses hauts bâtiments, il ressemblait à n’importe quelle grande ville, si ce n’était que les affiches colorées parsemaient les lieux. Durant près de deux heures, Alex mena le groupe dans quelques grandes enseignes du quartier. Ils eurent tout le loisir d’admirer les figurines somptueuses de leurs personnages préférés ou encore de feuilleter les mangas – en japonais essentiellement, pour leur plus grand malheur.
Alex les guida ensuite vers un lieu « qu’ils allaient forcément apprécier », selon ses dires. La marche reprit, agrémentée des premières plaintes d’Esteban qui avait » urgemment » besoin de grignoter un bout. Alex ne flancha pas et instaura une belle cadence, jusqu’à finalement s’arrêter devant un bâtiment aux larges devantures en verre sur lequel des affiches avaient été placardées.

— On entre par ici. On doit se rendre au deuxième étage.
— Trop cool ! s’enthousiasma Aymeric. Un café Final Fantasy ! Je ne savais même pas qu’il y en avait un. Vous croyez que les serveurs seront costumés en chocobos ? Let’s go !

Alex avait toujours adoré l’univers de Final Fantasy, et la bande des cinq avait passé des nuits entières à jouer ensemble à la version online multijoueurs. Ils avaient créé une guilde qui leur permettait de se retrouver très facilement dans l’univers d’Eorzéa. Esteban et Jérémie y jouaient très peu depuis quelques semaines, et Aymeric se connectait de façon irrégulière, mais Alex savait que s’arrêter dans ce café serait à la fois une expérience typique et un bon moyen de motiver les autres à s’y remettre.
Installés à leur table, les amis avaient l’impression d’être dans une auberge de Gridania, une des villes du jeu. Leur commande fut servie et ils empoignèrent leur téléphone pour prendre des clichés des plats et boissons. Ils étaient bien conscients qu’il ne s’agissait pas de grande cuisine, mais certains plats rappelaient des créatures issues du jeu.
Alex ne parla pas beaucoup durant le repas, préférant observer ses amis et lire la joie sur leur visage. Il était bien plus doué avec les ordinateurs qu’avec les humains. Petit déjà, il restait souvent seul, à l’écart, occupé à bricoler plutôt qu’à jouer avec les autres sur l’aire de jeux de la cour de récré. Sa timidité ne s’était pas arrangée à l’adolescence, bien au contraire. Et avec les filles, c’était la cata : il se mettait à bégayer, à bafouiller et devenait aussi rouge qu’une tomate. Rencontrer cette bande à la maison de jeunes quelques années auparavant avait changé sa vie, littéralement. Il n’aurait jamais pu imaginer traîner avec des amis, que ce soit « IRL » – dans le vrai monde – ou dans un univers online. Alors, partir au Japon tous ensemble, c’était le paradis. Un sourire apparut sur son visage, sourire capté par Simon.

— Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?
— Rien en particulier. Vous. Le moment. La vie, quoi.
— Nous ne sommes qu’au début du voyage. Il nous reste encore plein de belles choses à vivre ici. Tu nous réserves quoi, pour la suite ?
— On ne va pas aller loin. On se rend à Ueno. À pied, ça représente un trajet de vingt bonnes minutes à partir d’ici.

Comme à son habitude, Alex guidait le groupe, le téléphone en main. Ils se rendirent jusqu’à l’immense parc de Ueno. Devant la rangée de marches, Alex harangua le groupe.

— Pour la suite de la journée, je vous propose une balade dans le parc. Dans le coin, vous avez aussi le zoo et plusieurs sanctuaires. Je propose de se séparer selon les envies de chacun et de se retrouver ici vers dix-sept heures trente. Pas très loin du métro, il y a une longue avenue remplie de restaurants. On pourra s’y rendre ensemble et continuer notre périple culinaire. Ça vous convient ? Et ne sois pas en retard, Jérémie !

Jérémie ouvrit de grands yeux et s’apprêta à répondre quand le groupe éclata de rire. Il se ravisa, sachant qu’Alex n’avait pas tout à fait tort. Il se tourna vers Esteban, échangea quelques mots avec lui puis se tourna vers les autres.

— Nous deux, on va se balader au zoo. Des intéressés ?
— Oui, je viens avec, dit Aymeric. Je n’y passerai pas l’aprèm, mais j’ai envie d’y passer.
— Je préfère me balader dans le parc et visiter les sanctuaires, répondit Simon. Tu veux faire quoi, Alex ?
— Je t’accompagne.

*****

Simon terminait de siroter son thé froid, acheté à un des nombreux distributeurs automatiques présents partout dans Tokyo. Les deux garçons s’étaient assis à l’ombre pour se rafraîchir un peu, avant de continuer leur balade.

— T’imagines ? Là, on est tranquillement posé dans un parc de Tokyo. On parle de ce voyage depuis des mois, et nous sommes en train de le vivre, dit Simon à la fois émerveillé et sous le choc.
— Merci à vous de m’avoir invité.
— Attends, tu ris ou quoi ? On n’allait pas faire ce voyage sans toi. On est une bande, je te rappelle.

Alex sourit. Il se redressa et pointa le doigt vers un panneau.

— Le sanctuaire Gojoten est par là. On se bouge ?

Les voilà repartis, marchant sous le soleil de plomb. En une journée sur place, ils avaient déjà pris des couleurs, surtout Alex qui avait la peau claire et clairement pas l’habitude de lézarder au soleil.

— En tout cas, tu es aussi rouge que lorsque tu essaies de draguer une fille, blagua Simon. Tente ta chance durant le voyage, ta timidité passera peut-être inaperçue.
— Tu te crois malin, peut-être ? rétorqua Alex, un peu vexé. On n’en a jamais parlé, toi et moi, mais tu as déjà eu des copains ?
— Non, je n’ai pas eu DES copains, mais j’en ai déjà eu un. Ça n’a pas duré assez longtemps pour que je vous en parle, encore moins pour que je vous le présente. Aymeric est le seul à l’avoir croisé une fois, et encore, c’était par hasard.
— Que s’est-il passé ? demanda Alex.
— J’aimerais bien le savoir. Tout allait super bien, et puis j’ai reçu un SMS de sa part me disant que notre histoire était terminée. Même si ça n’a duré qu’un petit mois, il aurait tout de même pu me le dire de vive voix.
— Tu n’as pas essayé d’en savoir plus ?
— Bien sûr ! J’ai envoyé des messages, par téléphone ou sur Insta. Deux jours plus tard, il publiait une story de lui, main dans la main avec un autre gars. Je n’ai pas insisté et je l’ai bloqué.

Simon et Alex venaient d’arriver devant l’immense torii de pierre qui signalait l’entrée du sanctuaire. En passant le portail, Simon sentit un frisson lui parcourir le corps. Ils s’arrêtèrent devant le temizuya, la fontaine qu’on retrouve dans le sanctuaire afin de se laver et de se purifier les mains pour prier. Trois Japonais procédaient au rituel, une aubaine pour eux. Ils en profitèrent pour observer chaque geste et le reproduire de la même manière.
Une fois les Japonais partis, les deux amis s’approchèrent du bassin. Simon attrapa la longue louche en bambou de la main droite, la remplit d’eau et en versa un peu sur sa main gauche. Il saisit ensuite la louche de l’autre main et versa un mince filet d’eau sur sa main droite. Changement de main à nouveau, et à nouveau un peu d’eau dans sa paume, avant de se laver la bouche. Finalement, il positionna la louche à la verticale pour que le restant d’eau coule le long du manche, et il repositionna l’objet à l’endroit où il l’avait trouvé.

— Alors ? demanda-t-il en se tournant vers Alex.
— Parfait. À moi.

Alex répéta les mêmes gestes, et les deux garçons explorèrent ensuite le sanctuaire. Simon profitait du moment pour prendre des photos des statues gardiennes ou des petits autels, tandis qu’Alex s’était écarté vers la succession de torii, du côté de l’entrée opposée.
À nouveau ce frisson dans tout son corps.
Il eut soudain la sensation que la luminosité changeait, comme si un voile orangé entourait la zone. Il fut d’abord interpellé par le silence ambiant qui venait de s’abattre sur le sanctuaire puis, en observant alentour, il remarqua qu’il se retrouvait seul.

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

Il perçut un mouvement du coin de l’œil. Un jeune homme avançait vers lui. Même s’il ne portait plus le même t-shirt que la veille, il le reconnut aussitôt. Simon sentit son cœur battre plus fort dans sa poitrine. Devenait-il fou ? Était-ce le soleil qui provoquait des hallucinations ? Si ça se trouvait, il souffrait de déshydratation et s’était évanoui en prenant des photos.
Le jeune homme s’approchait inlassablement, sans la moindre trace de haine ou de colère sur son visage. Simon en profita pour l’observer plus longuement : des cheveux noirs qui lui arrivaient jusqu’aux épaules, une silhouette svelte mais tonique, un pantalon beige cintré. Et ces taches orange dans les pupilles. Simon se tenait à présent face à l’inconnu. Il sentit le feu lui monter aux joues.

— Bonjour, dit l’inconnu dans un français impeccable.
— Euuuuh, salut, répondit Simon. Vous parlez français ?
— D’une certaine manière, oui. Je m’appelle Yota. Enchanté de faire ta connaissance.
— Moi, c’est Simon. On s’est déjà croisé plusieurs fois, non ?
— En effet. Je suis ravi de pouvoir enfin te parler.
— Ah ? Pour quelle raison ? demanda Simon, quelque peu gêné.
— Tu te rends bientôt à Kamakura, si je ne me trompe. Est-ce bien exact ?
— Tout à fait. Comment tu le sais ?
— Je répondrai plus tard à tes questions. Je n’ai que très peu de temps, pour le moment.

Yota agrippa les mains de Simon. Ce dernier sentit instantanément sa bouche s’assécher, son estomac se retourner et toute la chaleur de son corps se diriger vers sa tête.

— Voilà, ça te sera utile, dit Yota en lâchant les mains de Simon. Cela viendra au fur et à mesure, mais rassure-toi : tout est normal. Et je te le répète : je répondrai à tes questions une prochaine fois.
— Qu’est-ce qui me sera utile ? s’enquit Simon en fronçant les sourcils.
— Tu le découvriras bien vite. Permets-moi en tout cas de te dire que tu as un joli sourire.

Troublé par ce commentaire inattendu, Simon ne sut pas quoi répondre. Yota avait déjà tourné les talons et marchait vers le torii en pierre par lequel les deux amis étaient entrés. Simon eut tout à coup l’impression que le voile orangé disparaissait et que la lumière augmentait, puis il se trouva à l’endroit exact où il avait pris sa dernière photo. Son téléphone vibra dans sa poche. En le consultant, il découvrit les messages d’Alex.

Tu es où ? Je ne te vois pas.

Il avait reçu trois messages, à dix minutes d’écart. En relevant la tête, Alex se tenait de dos à une dizaine de mètres devant lui.

— Alex ! lança-t-il.
— Enfin ! Tu aurais pu répondre, tout de même.
— J’ai pas bougé d’ici. Tu ne m’as pas vu ? Je discutais avec ce mec que j’ai déjà croisé hier.
— Quel mec ? Cela fait dix minutes que je tourne, et je suis passé plusieurs fois par ici. Tu n’y étais pas.

Simon se renfrogna. Que venait-il de se passer ? Il n’avait pas rêvé cette scène, tout de même. Et puis, il n’avait pas bougé d’ici. Alex aurait forcément dû le voir, même s’il s’était évanoui.

— Désolé, Alex. Je ne comprends rien à ce qu’il vient de se passer. Laisse tomber. On peut bouger d’ici.

La balade se poursuivit jusqu’à l’heure de rendez-vous. Les trois autres étaient assis sur les marches quand Alex et Simon arrivèrent.

— Tu vois ? parada Jérémie en regardant Alex. Arrivés avant vous deux !
— Le Japon semble t’aider à régler tes problèmes de ponctualité, répliqua Alex. Et ce zoo ?

Alex regretta d’avoir posé cette question. Dix minutes plus tard, Esteban était encore occupé à expliquer en détail tous les animaux qu’ils avaient pu voir et à montrer toutes les photos qu’il avait prises.
Ils prirent place à une longue table à front de rue et consultèrent le menu posé entre la bouteille de sauce soja et le pot de wasabi. Celui-ci était uniquement en japonais, raison pour laquelle Alex utilisait Google Translate dans le but d’obtenir une traduction automatique des plats et boissons indiqués. Simon, lui, tenait un autre menu dans ses mains. Était-ce grâce aux cours de japonais qu’il avait suivis avant le voyage ? Il avait l’impression de comprendre ce qui était indiqué.
Une serveuse aux joues rondes se posta près de la bande des cinq. Elle déposa des verres et une carafe d’eau fraîche, puis sortit un calepin. Ils commandèrent des bières blondes accompagnées d’un assortiment de plats : des nouilles soba, des takoyaki, des brochettes yakitori, ainsi que d’autres spécialités qu’ils pourraient partager.
Tout était succulent.
Les bières s’accumulèrent rapidement, le temps fila et la journée avait été bien remplie. Alors que la serveuse débarrassait les plats d’une table voisine, Simon l’apostropha et lui demanda l’addition dans un japonais impeccable. Aymeric poussa un « oh » de stupeur.

— Impressionnant, mon gars ! Tu la préparais depuis une demi-heure, ou quoi ?
— Non, pas du tout. Ça m’est venu en tête. J’ai dû étudier ça en cours et je m’en suis souvenu, c’est tout.

Ils réglèrent leur note et retournèrent à l’hôtel. Dans le hall d’entrée, ils firent une halte devant le fauteuil en cuir et se tournèrent à l’unisson vers Alex.

— Merci pour la journée, Alex, dit Aymeric. Tu as fait ça comme un chef. Qui est en charge de la journée de demain ?
— C’est moi, répondit Esteban. C’était pas mal, le rendez-vous à huit heures ? Rendez-vous ici-même à la même heure. Ça convient à tout le monde ? 
— D’accord ! répondit le groupe en chœur.

Ils regagnèrent les deux chambres, échangèrent encore un peu concernant la beauté du parc d’Ueno et s’endormirent du sommeil du juste.

Chapitre 5 – Esteban

— Trop génial ! s’exclama Esteban, un sourire illuminant son visage. Ça ressemble à l’intrigue d’un film. Quand j’en parlerai à Jérémie, je suis certain que ça lui donnera des idées de scénario pour un court-métrage.
— Je préfèrerais que tu ne lui en parles pas pour l’instant, le coupa Simon. Si ça se trouve, ce ne sont que des hallucinations causées par la chaleur et les coups de soleil.
— Quoi ? Bon, si tu veux, répondit Esteban en faisant la moue. Par contre, si tu as d’autres hallucinations de ce genre, tu viens m’en parler, d’accord ?

Les portes de l’ascenseur central s’ouvrirent. Alex, Jérémie et Aymeric en sortirent et s’approchèrent de leurs deux amis qui les attendaient. Aymeric, les cheveux qui partaient dans tous les sens – ce qui ne lui ressemblait pas tant il faisait attention à son look – tentait de dompter sa coiffure « au saut du lit ».

— Mal dormi ? lui demanda Esteban.
— Ouais, pas top. J’ai eu un seul message de la part de Fanny hier soir, et là j’ai juste eu droit à un « bonne journée ». C’est bizarre, elle est plus bavarde que ça, d’habitude.
— Ça, on l’a vu lors du tournoi de Mario Kart, ironisa Alex.
— Elle me donnera des nouvelles plus tard. Elle doit être occupée avec le boulot, j’imagine. Parlons d’autre chose. Alors Esteban, quel est le programme de la matinée ?
— Alex a eu une super idée pour le petit-déjeuner d’hier ! J’ai vu pas mal de choses que j’aimerais bien goûter, donc… On y retourne ? Ensuite, on prendra la Yamanote.

Après un petit-déjeuner dans le konbini, la bande des cinq prit le métro vers Harajuku. À peine sorti de la gare, le groupe se retrouva, en quelques enjambées, face à l’entrée de Takeshita-dori. Une haute arcade en pierre délimitait l’entrée de cette rue très populaire, et était surmontée d’un large écran qui filmait les personnes qui se tenaient devant. De nombreux touristes qui apparaissaient sur l’écran, téléphones en main, tentaient de capturer la meilleure photo d’eux, tout en offrant une belle vue sur l’avenue piétonne de quatre cents mètres de long.
Légèrement à l’écart, Esteban rassembla le groupe.

— Pour débuter la journée, je pensais à une petite virée shopping. Ne lève pas les yeux au ciel comme ça, Simon, je sais que ce n’est pas ton truc. Je crois que les dizaines de boutiques de mode plairont à Aymeric et Jérémie… sans doute pour des raisons bien différentes. Par contre, il y a aussi des – je cite – » comptoirs alimentaires kawaii », selon les sites que j’ai consultés. Je me dis que ça vous brancherait plus, n’est-ce pas Simon et Alex ?

Il avait vu juste. Le groupe se sépara donc. Le rendez-vous était fixé à onze heures et demie à l’autre bout de la rue. Tandis qu’Aymeric et Jérémie disparaissaient à l’intérieur d’une boutique de fringues, les trois autres se frayèrent un chemin dans la rue déjà bien bondée. Ils profitèrent de cette marche lente pour jeter un coup d’œil aux mannequins visibles dans les vitrines. Esteban se pencha vers Simon.

— Tu crois que c’est de la déco, ou qu’ils vendent vraiment ça ? Qui porterait une jupe plissée, un pull rose à poils longs avec un motif de lapin sanguinaire, des chaussettes montantes de hauteur différente, et surtout ce bâillon à boule rouge et noir ? Rassure-moi : ils ont pris aléatoirement des objets de leur stock pour les mettre sur un mannequin ?
— Non, je crois que c’est vraiment une tenue qu’ils proposent. Quand tu regardes les boutiques, on est vraiment dans des looks alternatifs.
— Regardez, il y a des t-shirts sympas là-bas, annonça Alex en pointant vers une boutique donnant sur un coin de la rue principale. On va regarder ?

Ils entrèrent dans le magasin et jetèrent un coup d’œil aux vêtements en vente, les faisant défiler sur les portants. Alex dénicha un t-shirt bleu marine avec l’effigie d’un personnage d’anime portant fièrement un chapeau rouge évasé sur la tête.

— Tu le connais, lui ? demanda-t-il en le montrant à Simon.
— Pas du tout, mais le dessin est sympa. Ça fait très One Piece.

Ils restèrent une vingtaine de minutes dans la boutique et, contre toute attente, chacun en ressortit avec un pantalon ou un t-shirt qui leur avait tapé dans l’œil. Un peu plus loin, ils furent attirés par un attroupement devant une devanture. En s’approchant, ils remarquèrent qu’il s’agissait d’une enseigne qui vendait des crêpes. Dans les vitrines y étaient présentées des crêpes enroulées et garnies d’associations aussi traditionnelles qu’originales.

— Ils proposent un choix dingue ! Ça vous dit d’en acheter une ? interrogea Esteban.
— Bien entendu. C’est pour ça que tu nous amenés ici, non ? répondit Alex.

Chaque crêpe était cuite sur une large crêpière en fonte, avant d’être garnie de fruits, chantilly ou chocolat, d’être pliée en deux, roulée sur elle-même, puis d’être insérée dans un cornet en carton. Les trois amis s’éloignèrent de la foule dans une rue perpendiculaire pour pouvoir goûter à ce dessert typique du Japon. Impossible de manger proprement, vu que la chantilly sortait immédiatement de la crêpe lorsqu’ils croquaient dedans et recouvrait toute la bouche du dégustant. Esteban dégaina son smartphone de la poche arrière de son bermuda à la vitesse de la lumière, visa le visage de ses deux amis puis prit quelques clichés.

— Allez, un sourire les mecs. Puis levez votre crêpe ! Vous verrez, la photo vous fera marrer.

Les deux garçons s’exécutèrent avec plaisir, puis ils étudièrent la rafale d’images tout en terminant de déguster leur dessert.
En continuant leur route dans Takeshita-dori, des gourmandises arc-en-ciel fleurirent dans les mains des touristes qui croisaient leur route. Les barbes à papa passaient par une succession de couches colorées, chacune au goût différent : violet, vert, jaune, orange, rose. Les passants s’amusaient à arracher les filaments sucrés à tour de rôle, prenant le temps de bien décrypter les différents goûts utilisés. En remontant la piste, les trois jeunes hommes s’immobilisèrent devant les marches d’une boutique qui se situait au premier étage et qui était accessible par un escalier en métal sombre. Devant l’entrée de Totti Candy Factory, on y voyait une immense barbe à papa qui avait été peinte sur le mur. Un simple regard suffit, et les voilà qui pénétrèrent déjà ensemble dans la boutique tout en longueur proposant une multitude de bonbons et plaisirs sucrés, ainsi que d’une partie consacrée exclusivement à la création des barbes à papa.

— Vu qu’on vient de manger des crêpes, ça vous va si on partage une barbe à papa ? proposa Alex.

Simon et Esteban acquiescèrent. Ils étaient tous les trois postés devant la dame, un long bâtonnet en bois en main, occupée à le faire tourner dans la machine pour que, peu à peu, la sucrerie apparaisse.

— C’est dingue, ils arrivent même à rendre une barbe à papa trop mignonne, se réjouit Esteban. Je pourrais regarder ça pendant des heures.

Ils redescendirent les escaliers et goûtèrent à cette création colorée. Des goûts différents ? Oui, il y en avait, c’était certain. De là à pouvoir les nommer, c’était une autre histoire. Du melon, sans doute. Peut-être aussi de la pomme et de la fraise. Ou était-ce de la framboise ? Ils se débarrassèrent du bâtonnet vidé de son sucre dans la poubelle spéciale à disposition aux pieds des escaliers, puis terminèrent leur balade dans la rue piétonne.
Il était encore tôt lorsqu’ils parvinrent au lieu de rendez-vous. Ils s’installèrent donc sur un banc situé à l’ombre. Alex sortit son téléphone et se mit à surfer sur les forums et sites spécialisés qu’il consultait bien trop souvent, bredouillant qu’il avait du retard à rattraper. Dans ces moments, il entrait totalement dans sa bulle et aucune stimulation venant de l’extérieur ne pouvait le déranger.
Esteban poussa un soupir de contentement.

— On est bien, hein ?

Simon se mit à rire.

— Tu n’es pas le premier à me le dire, mais oui, on est bien. On a de la chance d’être ici.
— Enormément. Surtout avec vous tous.
— Avec nous, mais aussi avec Jérémie, n’est-ce pas ? glissa Simon, un sourire aux coins des lèvres.
— Oui, aussi, répondit Esteban en rougissant.

Esteban et Jérémie se connaissaient depuis le lycée. Ils étaient ensemble dans la même classe et le courant était tout de suite passé entre eux. Était-ce dû à la joie de vivre et à la gentillesse qu’ils partageaient ? Leur amitié était née rapidement, et ils étaient tout le temps fourrés ensemble, y compris lors des travaux de groupe. Leur passion commune pour les sciences avait renforcé leur amitié et ils nourrissaient alors le projet commun d’étudier à la même fac. Pourtant, lors de sa dernière année de lycée, Jérémie s’inscrivit à un cours de théâtre, et ce fut la révélation pour lui. Il décida de poursuivre son chemin dans cette voie, et entama des études dans une grande école artistique. Même s’ils ne se voyaient plus sur les bancs de l’école, ils avaient gardé contact et passaient pas mal de temps à deux. C’était très naturellement qu’Esteban présenta Jérémie à Simon, et que la bande gagna un nouveau membre.

— Vous en êtes où, vous ? demanda Simon d’une voix douce.
— D’excellents potes. C’est déjà bien, je crois.
— Oui, c’est clair. J’ai pourtant l’impression que tu voudrais plus que ça, je me trompe ?
— Non, tu as raison, se confia Esteban en se redressant légèrement. Tu vois, lui et moi, ça fait depuis le début qu’on sait qu’on est tous les deux gays. On savait aussi qu’il y avait une forte amitié entre nous, mais que ça s’arrêtait là. C’était clair, quoi.
— Mais tes sentiments ont changé, rajouta Simon. Tu lui en as déjà parlé ?
— Non, j’ai bien trop peur que cela change quoi que ce soit entre nous.
— Bien sûr, que ça risque de changer quelque chose. Ce n’est pas ce que tu veux ? interrogea Simon en posant sa main sur l’épaule de son ami.
— Oui. Enfin, c’est clair qu’être en couple, c’est ce que je voudrais. Et s’il refuse mes avances ? Tu imagines la gênance ? Ou pire : si on se met ensemble et qu’après quelque temps, on se sépare. La bande des cinq deviendrait la bande des quatre.

Simon se releva et s’agenouilla devant Esteban, plantant ses yeux dans les siens.

— Tu affiches toujours un sourire radieux et de la joie de vivre, mais il y a beaucoup de questionnements et de peurs en toi.

Esteban tourna légèrement la tête et détourna les yeux, avant de les replanter dans ceux de Simon.

— On a tous nos doutes.
— Oui, t’as raison. Mais n’oublie pas que tes amis sont là pour t’écouter te confier.

Esteban et Simon se levèrent et s’enlacèrent. Ils entendirent un raclement de gorge derrière eux.

— Et alors les gars ? En manque de câlins ? lança Jérémie sur le ton de la taquinerie. Regardez, me voilà à l’heure une fois de plus. Notez bien ça dans vos têtes !

Le groupe était à nouveau au complet. Aymeric avait trouvé quelques fringues et accessoires dans lesquels il pourrait parader à son retour chez lui, tandis que Jérémie avait trouvé des vêtements qui lui seraient utiles pour un prochain tournage. Faire du shopping, ça creusait, et ces deux-là avaient l’estomac dans les talons. Esteban reprit donc son rôle de leader afin de les mener à la prochaine destination.
Ils déambulèrent dans les grandes avenues de Harajuku, passant devant d’immenses centres commerciaux de plusieurs étages. Ils empruntèrent quelques routes sinueuses et étroites pour arriver devant un restaurant qui semblait banal au premier coup d’œil.

— C’est ici qu’on mange, dit Esteban. Non, ne regardez pas le menu, de toute façon je vous impose le plat. Simon, tu peux entrer ? On te suit.

Simon poussa la porte en bois du restaurant et, comme à son habitude, indiqua le chiffre cinq sur sa main à l’intention du serveur. Il les installa sur des sièges en bois autour d’une table dont le centre était constitué d’une plaque rectangulaire chauffante. Le serveur revint avec des menus en anglais mais, alors qu’il les distribuait aux amis, Esteban lui commanda « five okonomiyaki and 5 beers, please ».

— Tu as dit okonomiyaki, réagit Aymeric. Trop cool ! On en avait parlé, justement.
— C’était le but ! s’exclama Esteban. Les critiques sur le net sont plutôt bonnes pour ce resto. Je me disais que c’était l’occasion de tester.

Dix minutes d’attente et, enfin, le serveur s’approcha avec un plateau rond en laque noire dans les mains. Il en sortit un plat sur lequel se trouvaient cinq galettes agrémentées de porc et de poulpe, de katsuobushi – flocons de bonite séchée –, de mayonnaise, de gingembre mariné et d’une sauce conçue spécialement pour ce mets nippon. Il déposa les okonomiyaki sur la plaque chauffante, distribua une assiette à chacun et repartit. La bande des cinq observa les flocons de bonite qui ondulaient par l’effet de la chaleur, créant l’enthousiasme du groupe. Aymeric fut le premier à empoigner ses baguettes, à couper un morceau et à l’enfourner.

— ‘Est ‘ôô !, souffla-t-il alors que les autres rigolaient.

À la fin du repas, ils se réjouissaient encore du délicieux repas et de la fabuleuse idée qu’avait eue Esteban.

— Vous mettez grave la pression, les gars, répliqua Simon, en se frottant l’arrière de la tête. Pourquoi je m’suis proposé d’organiser en dernier ?
— T’inquiètes, tu vas gérer, répondit Aymeric en lui faisant une tape dans le dos. Bon, quelle direction maintenant ?
— Shibuya n’est qu’à vingt minutes à pied. En route !

Chapitre 6 – Hachiko

Sensation étrange que celle de se croire dans sa télévision ou son smartphone.
Des images de ce lieu, ils en avaient vu des centaines. C’était bien simple : dans chaque reportage sur le Japon, d’autant plus sur Tokyo, on y filmait ce carrefour célèbre. Pourtant, se retrouver au milieu de la foule immense, agglutinée, attendant de traverser, ça impressionnait. En regardant autour de lui, Esteban remarqua que des dizaines de touristes tenaient leur téléphone en main, prêts à capturer la traversée. Certains avaient même déjà lancé l’enregistrement, partageant leurs impressions quelques secondes avant le passage du célèbre Shibuya Crossing.
« Ti tu. Ti tu. Ti tu. Ti tu. »
Les feux du carrefour entier passèrent au vert pour les piétons et les deux notes se mirent à résonner, confirmant que le passage était autorisé. La foule s’ébranla et il n’y avait pas d’autre choix que de suivre le rythme dans ce carrefour où cinq lieux de passage étaient possibles. Les streamers-touristes agitaient leur téléphone dans tous les sens, essayant de capter l’effervescence qui émanait du moment. La bande des cinq avait succombé à ce plaisir trop tentant, y compris Alex qui, pourtant, disait qu’il ne se « laisserait pas avoir par ce genre de délire ».
Le groupe d’amis atteignit l’autre trottoir tant convoité, mettant un terme pour eux à cette danse organisée comme un métronome. Malgré le nombre impressionnant de personnes se croisant sur ce lieu somme toute assez restreint, chacun parvenait à éviter l’autre par on ne savait quelle magie.

— On l’a fait, les gars ! se réjouit Esteban. On est dans la télé !
— Calme-toi, rétorqua Jérémie. Si tu es sage, on le traversera à nouveau tout à l’heure. En attendant, on te suit.
— En fait, on y est. Il suffit d’entrer dans ce bâtiment.

Ils franchirent les portes automatiques et sentirent immédiatement l’air conditionné qui les happa, leur amenant une dose de fraîcheur qui faisait tellement de bien en ces journées si chaudes. Ils aboutirent dans un espace relativement large, où des CD remplissaient les rayons, les étagères et les tables de présentation.

— C’est un magasin de musique sur plusieurs étages. Vous imaginez ? s’emballa Esteban, comme à son habitude. On n’en trouve plus des comme ça chez nous. Rendez-vous dans une demi-heure ici-même. Je file vers l’étage de la J-pop.

Pas le temps de réagir, il avait déjà filé vers les escalators. Les quatre amis échangèrent un regard, puis un sourire, et consultèrent le plan du magasin. Lorsque Simon arriva à l’étage de la J-pop, il retrouva Esteban, un casque planté sur les oreilles, occupé à écouter un CD posé en tête de gondole.
Simon défila dans les rayons, jetant un coup d’œil distrait aux couvertures des albums. Il aimait beaucoup le Japon, mais n’y connaissait pas grand-chose en musique. Il se laissa guider à travers les rayons, suivant son instinct. Il s’arrêta devant un CD, l’attrapa et l’observa. Kana Nishino. Just Love. Cette chanteuse avait sorti plusieurs albums et tenait une belle place dans le rayon. Il n’osait pas l’avouer, mais Simon adorait les films et les séries romantiques, son péché mignon allant même jusqu’aux films de Noël. Durant la période des fêtes, il ne fallait pas le déranger. Il enregistrait tout ce qui passait à la télé et pouvait se mater jusqu’à deux ou trois films de Noël en une soirée. Même s’ils étaient extrêmement prévisibles, le fait que tout terminerait bien et que l’amour triompherait faisait du bien au jeune homme. Il sortit de ses pensées et se dit qu’avec un titre pareil, cet album ne pourrait que lui plaire.

— Tu as trouvé ton bonheur ? demanda Esteban, tenant plusieurs CD dans ses mains.
— Je crois. Toi, par contre, tu as dévalisé le magasin.
— Tu n’imagines même pas. Ils n’ont pas tous les albums que je voulais, mais je vais m’en contenter. J’ai encore quelques titres à trouver. Tu m’aides ?

Les deux comparses terminèrent leurs achats avant de retourner au rez-de-chaussée. La bande se remit à arpenter les rues jusqu’à un centre commercial sur sept étages : Shibuya Parco.

— Je ne vous emmène pas au célèbre Shibuya 109, ce sera quelqu’un d’autre qui le fera, annonça Esteban en lançant un regard complice vers Jérémie. Par contre, au sixième étage, il pourrait bien y avoir l’une ou l’autre boutique qui nous plairait.

C’était reparti pour l’instant geek. Entre le Nintendo Store, le Pokémon Center et le Capcom Store, il y en avait pour tous les goûts. Les amis se perdirent dans les rayons remplis de peluches, de crayons, de t-shirts, de montres, de carnets et d’une multitude d’autres objets colorés de merchandising qui étaient spécialement étudiés pour se faire acheter. Alex et Aymeric semblaient avoir mieux résisté à la tentation que les trois autres qui en sortirent allégés de milliers de yens, mais heureux. Ils quittèrent le bâtiment et se remirent une fois de plus à déambuler dans les rues, à la recherche cette fois-ci d’un café qui pourrait les accueillir. L’après-midi était déjà bien avancée et ils avaient envie de se poser un peu.
Après avoir quitté les axes centraux, ils poussèrent la porte d’un salon de thé qui ne payait pas de mine mais qui semblait confortable. Ils s’installèrent autour d’une grande table, posèrent leurs sacs en papier dans un coin et firent leur choix sur la carte. Pour Simon et Alex, ce serait un kakigori au thé matcha accompagné d’un cappuccino. Esteban et Jérémie optèrent, eux, pour un dorayaki fourré aux haricots rouges et à la crème fouettée avec un matcha latte. Enfin, Aymeric se montra plus raisonnable en ne commandant qu’un iced coffee.
Les glaces pilées et les crêpes fourrées furent servies alors que le groupe se posait déjà la question du prochain repas.

— Je m’en occupe aussi, trancha Esteban alors que le groupe s’emballait. On a une petite visite juste avant, mais c’est sur la route.
— Y a pas à dire, c’est agréable de se laisser guider, commenta Aymeric en consultant son téléphone.
— Des nouvelles ?
— Non. Enfin si, un message court, mais pas plus d’info, dit-il en rangeant l’objet dans sa poche. « Loin des yeux, loin du cœur », à ce qu’on dit. Ça se vérifie sans doute.

Les quatre jeunes hommes réconfortèrent leur ami en le faisant rire, ce qui chassa les nuages qui s’étaient glissés dans ses yeux pour laisser la place à la lumière qui le caractérisait tant. Ils papotèrent. Ils traînèrent. Ils rigolèrent. Beaucoup. Puis ils quittèrent le salon de thé et se dirigèrent vers la prochaine destination dont Esteban parlait. Étonnamment, ils revenaient sur leurs pas, jusqu’à retraverser Shibuya Crossing. Ils longèrent la gare puis aperçurent des gens qui faisaient la file. Ils se placèrent à la fin de la queue et patientèrent quelques minutes avant de se retrouver devant la statue d’un chien, assis, attendant son maître. Cette histoire était connue à travers le Japon, mais aussi à l’international, entre autres grâce à la version américaine du film japonais du même nom : Hachiko.
Simon se souvint d’une soirée de fin d’hiver passée avec Esteban et Jérémie. Le vent soufflait fort, la pluie tombait à verse et cela faisait des mois que ce temps maussade déprimait même les plus optimistes. Ils avaient organisé une soirée films, se préparant des pâtes à la bolognaise. Ils s’étaient ensuite installés sous le plaid, un thé bouillant dans les mains. Jérémie avait téléchargé la version japonaise sous-titrée du film. Lorsque le film s’était terminé, les trois jeunes hommes étaient en larmes, touchés par la tragique histoire de ce chien attachant. Les trois amis avaient tellement parlé de ce film aux deux autres qu’ils le regardèrent de leur côté. Ils n’avoueraient jamais qu’eux aussi avaient versé une larme à la fin, mais personne n’était dupe.
La file avança rapidement, si bien que c’était au tour de la bande des cinq de faire une photo. Simon récupéra son téléphone dans sa poche, se tourna vers la personne derrière eux et lui demanda, en japonais impeccable, s’il pouvait les prendre en photo. Après s’est extasié sur la qualité de ses connaissances de la langue nippone, le Japonais se plaça face à la statue pendant que les amis posaient les sacs et se mettaient, eux aussi, en position.

— Bienvenue, Simon.

D’où venait cette voix ? Elle semblait provenir de derrière lui. Simon se retourna et vit la statue qui semblait avoir pris vie. Simon bondit, saisi, puis promena son regard alentour. Ses amis, le Japonais improvisé photographe, les environs de la gare, les piétons sur Shibuya Crossing : tout le monde restait figé.

— Ne t’inquiète pas, Simon. Je voulais discuter avec toi.

En regardant Hachiko, Simon remarqua que ses lèvres ne remuaient pas le moins du monde.

— Je communique avec toi par télépathie. Tu n’es pas obligé de parler, toi non plus. Je peux t’entendre rien que par la pensée.
— Je ne comprends plus rien. Qu’est-ce qu’il se passe ? Je me suis encore évanoui ? balbutia le jeune homme, tremblant légèrement.
— Rassure-toi, tout va bien. Tu as déjà croisé Yota, n’est-ce pas ? Je sais que tu as de nombreuses questions, et tu trouveras tes réponses. Bientôt. Je suis content que tu sois passé par ici. J’avais peur de ne pas avoir la chance de te rencontrer.
— Pourquoi ? Que me veux-tu ?
— Je n’ai que peu de temps. Figer une scène aussi grande consomme énormément d’énergie. Sache cependant que ta présence au Japon n’est pas anodine et que tu joueras un rôle important lors de la cérémonie à Kamakura. C’est pourquoi j’aimerais te faire un cadeau. Tends les mains devant toi.

Simon obtempéra, les deux mains placées côte à côte devant lui, paumes vers le ciel. Une lumière dorée se mit légèrement à briller autour de Hachiko, puis celle-ci apparut au creux des mains de Simon et un mouchoir prit consistance. Simon le déplia : il était de couleur bleue et blanche, et les motifs s’imbriquaient pour former des vagues. En l’inspectant de plus près, Simon avait l’impression que les motifs bougeaient légèrement sur le mouchoir.

— Garde-le avec toi, tout le temps. Il te sera utile.
— À quoi sert-il ? questionna Simon.
— Tu le sauras au moment voulu. J’aimerais faire plus pour t’aider, mais je sens que je n’ai plus assez d’énergie. Ne t’inquiète pas, Yota t’expliquera. Prends soin de toi.

La scène se défigea, au moment où le Japonais déclencha l’appareil photo. Il releva la tête de derrière le smartphone, prévint Simon qu’il devait se remettre en place, parce que la photo n’était pas bonne, et le jeune homme obtempéra. Il était encore trop sonné de ce qui venait de se passer pour réaliser qu’il avait compris chaque mot qui lui avait été adressé en japonais.
Le groupe d’amis s’éloigna de la statue et se dirigea vers le restaurant prévu par Esteban. Ils marchèrent dix minutes et se retrouvèrent devant une enseigne spécialisée en katsudon, un mets qui consiste en un bol de riz surmonté de porc pané, cuit avec un œuf battu. Ils durent attendre une trentaine de minutes avant de pouvoir s’installer à une table tant le restaurant était convoité par les locaux. Chacun reçut une assiette sur laquelle deux tranches de porc pané arrosées de sauce recouvraient de la salade de chou. Un large bol rond en céramique était rempli de riz blanc agrémenté de gingembre mariné et d’un umeboshi. Enfin, une soupe miso venait compléter le repas.

— Il faudra bien une bière pour faire passer tout ça, lança Aymeric en levant son verre. Allez, santé les mecs !

Ils trinquèrent de bon cœur et ensuite s’attaquèrent au repas. Une télévision était accrochée au mur en face d’eux. Tout en mangeant, Alex et Simon purent voir un clip tournant en boucle, mettant en scène un porc habillé d’un tablier vichy rouge et blanc, se trémoussant sur une musique pop, entouré de deux jeunes enfants.

— Ce clip est à la fois effrayant et hypnotique, reconnut Alex, les yeux rivés sur l’écran.

Les autres se tournèrent et se mirent à rire.

— Alors, chef, demanda Jérémie en se tournant vers Esteban, quelle est la suite du programme ?
— Ce repas termine le lot d’activités prévues pour aujourd’hui. Je te passe donc officiellement le relais, Aymeric.

Le jeune homme se redressa légèrement sur sa chaise, passa sa main dans ses cheveux et afficha un large sourire sur le visage. Vraisemblablement, il jubilait déjà.

— Demain, c’est grasse mat’ ! On se donne rendez-vous à neuf heures dans le hall de l’hôtel. Soyez prêts à faire la fiesta jusqu’au bout de la nuit.
— Du calme, Aymeric, réagit Alex, essayant de modérer l’ardeur de son ami. N’oublie pas qu’on part à Kyoto le lendemain.
— Oui, je sais. Vous me prenez pour qui ? Je vous rappelle que j’étais le premier point de contact avec l’agence.
— Pas exactement, l’interrompit Esteban. Tu étais plutôt le point de contact avec l’assistante de l’agence. Et niveau contact, vous vous êtes bien connectés.

Le repas se termina entre rires et taquineries, puis la bande des cinq retourna à Ikebukuro.
Assis sur un siège du métro de la Yamanote Line, Simon avait sorti le mouchoir de son sac. Il le tournait et retournait dans tous les sens, observant les motifs et tentant d’y trouver le moindre indice. Les motifs en forme de vague étaient immobiles, à présent. Avait-il rêvé de tout cela ? Si oui, d’où venait ce mouchoir, alors ? Pourquoi Hachiko lui avait dit qu’il aurait besoin de cet objet ? Et que lui voulait Yota, ce gars dont il avait croisé la route deux jours auparavant, mais dont il ne savait absolument rien ? C’est la tête remplie de questions qu’il se glissa dans son lit et sombra dans le sommeil.

Chapitre 7 – Aymeric

Simon rangeait ses affaires dans sa valise tout en parlant à Aymeric qui terminait de se préparer dans la salle de bain. Alex avait quitté la chambre un quart d’heure plus tôt. Déjà prêt et habillé, il avait voulu consulter tranquillement ses sites web habituels, vautré dans le long sofa en cuir du hall de l’hôtel.

— Un mouchoir ? s’écria Aymeric depuis l’autre pièce, surpris. Tu l’as ici ? Je peux le voir ?

Le jeune homme sortit de la salle de bain, une serviette autour de la taille. Il était torse nu, ses cheveux encore mouillés de la douche matinale. Depuis qu’il suivait des études à la fac de sport, son corps s’était musclé, tonifié. Il avait gagné en carrure, son torse était à présent dessiné et ses abdos saillants. Simon déglutit, déconcerté.

— Je… Oui. Je l’ai.

Aymeric s’installa sur le lit, à côté de lui.

— Je peux le voir ?
— Oui. Euuuh, tiens.

Aymeric fronça les sourcils, fixant Simon dans les yeux.

— Mais, tu rougis ?!

Il baissa les yeux et réalisa que cette réaction inhabituelle de son ami était causée par sa tenue qui ne laissait presque plus de place à l’imagination.

— C’est moi qui te mets dans cet état ? Enfin gars, tu m’as déjà vu des dizaines de fois torse nu à la piscine ou à la plage, dit-t-il en riant.
— Oui, je sais. C’est juste que ça m’a surpris. Je ne t’avais plus vu torse nu depuis l’été dernier, et je vois que les séances de sport font effet.
— Ha ha ha ! Merci, mec. T’inquiète pas. Si même toi, tu réagis comme ça, c’est que je ne fais pas ça pour rien. Je prends ça comme un compliment, s’amusa Aymeric en lui faisant un clin d’œil.

Depuis le début de l’année, Aymeric multipliait les séances de musculation à la salle de fitness en plus de ses entrainements de parkour et d’escalade. Il avait découvert le parkour lors de ses cours à la fac, et il était devenu accro. Il avait déniché un club dans le quartier qui proposait des séances et il en était mordu. Simon l’avait déjà vu réaliser quelques figures en rue : c’était assez impressionnant ce qu’il était capable d’effectuer en quelques mois.
Aymeric déploya le mouchoir et le retourna dans tous les sens. À ses yeux, cela ressemblait à un mouchoir comme tous les autres. Joli, certes, mais ordinaire.

— T’es certain que tu ne l’as pas trouvé par terre, ou une affaire comme ça ?
— Certain, répondit un peu sèchement Simon en reprenant le morceau de tissu des mains de son ami d’enfance. Tu te dépêches ? Si tu arrives en retard à ton propre rendez-vous, j’en connais un qui râlera et un autre qui fanfaronnera.

Aymeric repartit dans la salle de bain et en ressortit quelques minutes plus tard, habillé, coiffé, parfumé. Avant de claquer la porte de la chambre, il chuchota quelques mots à Simon.

— Si me voir torse nu te met dans cet état, prépare-toi pour notre excursion à Kyoto. Je te rappelle qu’il y a un onsen à disposition, et là tu m’y verras entièrement nu. Tu pourras mater mes fesses musclées à loisir !
— Dégage ! cria son ami, le bras tendu et le doigt pointé. T’as intérêt à faire attention à tes fesses musclées, à Kyoto !

*****

La bande des cinq avait pris leur petit-déjeuner habituel au FamilyMart, puis s’était enfoncée dans les couloirs du métro pour rejoindre la gare de Shinjuku. Ils flânèrent dans les rues de la capitale, découvrant l’architecture de ce quartier. Ils n’avaient visité que quelques arrondissements depuis leur arrivée dans la mégapole, chaque quartier possédait tout de même son style et ses caractéristiques propres. Peu à peu, les bâtiments laissèrent place à un large espace vert. Ils firent la queue devant les guichets d’entrée du Shinjuku Gyoen, l’un des plus grands parcs de la ville. Il était réputé pour ses mille cinq cents cerisiers qui se déclinaient en trois sortes de sakura. Chaque membre de la bande prépara une pièce de cinq cents yens afin de payer son ticket d’entrée.
Le lieu était paisible et serein. Des chemins serpentaient entre les arbres aux multiples nuances de vert. La pelouse, elle, était coupée à ras et affichait un vert troublant au vu de la chaleur estivale. Le parc était ponctué de larges étendues d’eau, de ponts en pierre ou de lanternes qui, aux yeux des Occidentaux qu’ils étaient, donnaient un caractère très japonais à cet écrin de verdure.
Deux heures plus tard, enchantés par la balade zen qu’ils venaient d’expérimenter, ils quittèrent cette oasis urbaine et dépassèrent la gare, pour continuer leur route vers un carrefour coincé entre d’une part le pont sur lequel la Yamanote Line circulait, et d’autre part une très large avenue à plusieurs bandes de circulation.

— Vous reconnaissez le lieu ? interrogea Aymeric.

Les quatre amis firent un tour à trois cent soixante degrés pour admirer la vue. Cette artère était populaire, elle aussi, dans les reportages sur le Japon, mais Simon avait l’impression de l’avoir également vue ailleurs. Peut-être dans une série qu’il avait regardée ? Le franc lui tomba d’un coup.

— Midnight Diner : Tokyo Stories ! lança-t-il, enthousiaste. Dans le générique, on les voit passer sous le pont, puis remonter l’avenue.
— Exact, confirma Aymeric. D’ailleurs, passons sous le pont. Le restaurant se trouve de l’autre côté, un peu plus haut.

Ils traversèrent le pont puis prirent l’axe se dirigeant vers le nord. Cinq minutes plus tard, ils s’arrêtèrent devant un boui-boui à la devanture blanche sur laquelle des mots étaient inscrits en japonais.

— Misoya Hachiro… déchiffra Simon, parlant plus pour lui-même que pour les autres.

La porte de l’établissement était ouverte. Ils se présentèrent à l’entrée et remarquèrent qu’il restait des places dans ce petit restaurant qui ne pouvait accueillir guère plus d’une douzaine de personnes. Derrière le comptoir, un homme les salua puis leur indiqua une machine se trouvant sur la gauche de l’entrée.

— On commande sur la borne, puis on donne les tickets au serveur, expliqua Simon. Que voulez-vous ? Le ramen à l’ail noir semble être de la bombe.

C’était plié : des gyozas et des ramens à l’ail noir pour tout le monde, accompagnés d’une bière. Les bols étaient garnis avec générosité et la sauce à l’ail noir avait le piquant idéal qui s’associait parfaitement avec les nouilles. Ils savourèrent leur premier ramen du voyage. Comment un plat sans prétention, issu d’un restaurant qu’on ne remarquerait même pas en passant le long de la rue, pouvait être aussi exquis ?
Rassasiés, la bande des cinq retraversa le large pont pour déambuler dans les rues de Kabuchiko. Aymeric avait prévu de flâner dans les rues et ruelles du quartier, remplies de commerces et boutiques en tout genre. Ce quartier comportait énormément de magasins vendant des articles aussi improbables qu’originaux. Déguisements, matériel électronique, peluches, vêtements, magnets, goodies de mangas, vaisselle, boules à neige ou sex toys : tout se mêlait, se mélangeait, se superposait dans un bordel organisé. L’après-midi se déroula calmement, Aymeric consultant son smartphone de temps en temps, mais le rangeant dans sa poche d’un air déçu.
En début de soirée, ils se rendirent dans le quartier de Golden Gai, un quartier reconnu comme « typique » mais qui, étrangement, n’était pas si peuplé que ça. Enseignes lumineuses démodées, murs défraîchis, bâtisses d’un étage dont le rez-de-chaussée abritait un bar minuscule ne pouvant pas accueillir plus d’une dizaine de personnes… Était-ce donc cela, un des célèbres quartiers de Shinjuku dans lequel boire un verre à la nuit tombée ?
Aymeric prenait le temps d’observer chaque bar, passant en revue ce qui était indiqué sur les panneaux à l’entrée. Il s’arrêta devant une affiche indiquant « foreigners welcome ».

— On y est ! annonça-t-il, fièrement.

Les quatre autres levèrent la tête vers le panneau noir sur lequel était indiqué en rouge « Deathmatch in Hell ».
Aymeric entra dans le bar. Le comptoir arrondi était couvert de jaquettes de DVD de films d’horreur et de crânes en métal brillant. La décoration était faite de peintures et d’affiches horrifiques, d’autres boîtes de DVD, de bouteilles d’alcool et d’autres éléments pour lesquels il était difficile de dire exactement de quoi il s’agissait. Un Japonais aux cheveux longs, casquette noire vissée sur la tête et habillé d’un t-shirt d’un groupe de métal, accueillit les nouveaux clients. Il leur fit signe d’entrer et de s’installer sur un des tabourets encore tous inoccupés. Il indiqua un panneau noir posé sur le comptoir qui reprenait la liste de toutes les boissons qu’il était possible de commander. Le prix était relativement simple : six cent soixante-six yens, peu importe ce que l’on choisissait.
Alex, Jérémie et Esteban décidèrent de goûter le whisky japonais tandis que Simon et Aymeric se laissèrent tenter par un shochu à la pomme de terre. Un film d’horreur était diffusé sur la télévision suspendue au mur derrière le bar et du hard rock était diffusé dans les haut-parleurs. Le responsable était à la fois ravi et curieux d’accueillir des étrangers, jeunes qui plus est. Il leur demanda en anglais d’où ils venaient, ce qu’ils pensaient du Japon, ce qu’ils avaient déjà visité. La conversation était simple, agréable. Ils sentaient bien que le patron était sincère dans ses questions et s’intéressait à leurs réponses.
Soudain, l’ambiance changea radicalement. Simon eut l’impression que la musique ralentissait et qu’une aura orangée se diffusait lentement dans le bar.

— Ça recommence, dit-t-il en relevant la tête, alerte.
— Quoi ça ? demanda Aymeric qui était installé à côté de lui.
— Comme à Ueno.

Était-ce par réflexe ? En entendant la réponse de son ami et en percevant l’inquiétude dans sa voix, Aymeric posa sa main sur l’épaule gauche de Simon.
Tchak.
La musique et le film s’interrompirent. Le patron, ainsi que Jérémie, Esteban et Simon avaient disparu. Il ne restait que Simon et Aymeric.
Une silhouette se tenait devant la porte d’entrée.

— Intéressant, murmura Yota en remarquant la présence d’Aymeric.

Aymeric sauta de son siège et se plaça devant son ami d’enfance, tel un bouclier.

— T’es qui, toi ? Et qu’est-ce qu’il se passe ici ? dit-il, énervé. Ne t’approche pas. Laisse Simon tranquille sinon tu auras affaire à moi !
— Je ne lui veux aucun mal, rassure-toi. On peut parler ?
— Laisse-le s’approcher, dit calmement Simon à son ami. J’ai des questions à lui poser.

Yota prit place sur un tabouret près de Simon pendant qu’Aymeric regagnait son siège. Il ne comprenait toujours pas ce qu’il se passait sous ses yeux. Quand Simon lui avait raconté toute l’histoire ce matin, il pensait qu’il lui faisait une blague ou qu’il s’était tapé une insolation. Pourtant, comment expliquer ce qu’il se passait sous ses yeux ? Et que voulait-il à Simon ?
Yota prit une profonde inspiration.

— Je suis content que tu aies pu rencontrer Hachiko. Toute aide est la bienvenue.
— Une aide ? Pourquoi ? Simon est en danger ? questionna Aymeric, sur un ton nerveux.
— Je crois, oui. Son arrivée a chamboulé l’ordre des choses. Une cérémonie importante se tiendra à Kamakura dans quelques jours. Durant celle-ci, un être surnaturel se verra « évoluer ». Chaque yokai de la région attend ce moment avec impatience, vu qu’un seul d’entre nous aura accès à ce privilège.
— Un d’entre vous ? Comment ça ? demanda Simon.
— Je suis moi-même un kitsune. J’attends ma neuvième et dernière queue.

Simon se souvint avoir lu des livres à propos des renards à neuf queues. Cette créature, vivant depuis des centaines d’années sur terre, atteignait son plein potentiel lorsqu’elle obtenait sa neuvième queue.

— Qu’est-ce que ça a avoir avec Simon ? réagit Aymeric.
— Je ne sais pas encore quelle en est la raison, mais nous avons tous ressenti à votre arrivée qu’un être supplémentaire se joignait à la cérémonie. Pour beaucoup, cela signifie une chance de moins d’être choisi.
— Pour beaucoup, comme toi, rétorqua Aymeric, méfiant.
— Je suis venu aider Simon, pas lui mettre des bâtons dans les roues. Je ne crois pas qu’il coure le moindre danger actuellement, mais les choses changeront peut-être lorsqu’il arrivera à Kamakura.

Simon baissa la tête, les sourcils froncés. Aymeric savait que quand son ami affichait cet air, cela signifiait qu’il était inquiet. Il posa sa main sur celle de Simon. Ce dernier releva la tête et vit son ami lui sourire.

— T’inquiète pas, le rassura Aymeric. Je suis là. Et les autres aussi. Tu n’es pas seul, et on fera ce qu’il faut pour t’aider. On peut changer nos plans, si tu veux. On peut ne pas aller à Kamakura, ou reprendre directement l’avion et rentrer chez nous.
— Non, j’ai la sensation que ce n’est pas la solution, répondit Simon, rassuré de voir son ami se tracasser pour lui. Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais j’aimerais le comprendre. Je pourrai peut-être expliquer qu’il y a méprise.
— Je ne crois pas, intervint Yota. Je te sens humain, mais je perçois aussi quelque chose d’autre, que je n’arrive pas encore à identifier. Sois attentif à ce qu’il se passe dans les prochains jours. Même le détail le plus anodin pourra nous éclairer.

Yota se releva de son siège.

— Je dois vous laisser. Je ne serai pas loin. Je garderai un œil sur toi. Et je ne serai pas le seul, je pense, dit-il en regardant Aymeric.
— Attends. Comment te contacter si je veux te parler ?
— Pense à moi et appelle-moi. Je t’entendrai. Prenez soin de vous.

Yota inclina la tête, fit demi-tour et quitta le bar. La musique et le film se remirent en route tandis que les amis à côté d’eux riaient allégrement.

— Et alors les mecs, vous en faites une tête ! s’écria Jérémie. Vous regrettez de ne pas avoir pris du whisky comme nous, ou quoi ?

Aymeric remarqua qu’il avait encore la main posée sur celle de Simon. Il la souleva, murmura « tout va bien » du bout des lèvres à destination de son ami, et la soirée reprit.
Ils s’engouffrèrent dans le métro aux alentours de vingt-deux heures trente. Le trajet du retour était plus calme et dénotait avec l’ambiance électrique de la soirée. Ils traversèrent les portes automatiques du hall de l’hôtel, avancèrent de quelques pas tandis que deux silhouettes se glissèrent devant eux. Aymeric regarda la jeune femme qui se tenait juste devant lui. Ses yeux le trahissaient-ils ou avait-il des hallucinations ?

— Fanny ?!

Chapitre 8 – Fanny

— Surpriiiiiiiiiiiiiiiiiiiise ! cria Fanny tout en se jetant dans les bras d’Aymeric.

Derrière le comptoir de la réception, une jeune employée japonaise foudroya le groupe du regard. Il était déjà tard, et Fanny avait – comment dire ? –  la voix qui « portait ».

— Désolée pour ce long silence mais je ne voulais pas gâcher la surprise. Je voulais AB-SO-LU-MENT voir ta tête en me voyant devant toi, et je suis ravie du résultat.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Aymeric, en se frottant le front, ne comprenant pas ce qu’il se passait.
— Charlotte et moi sommes ici pour faire du repérage pour l’agence. D’ailleurs, je ne crois pas que vous vous êtes encore rencontrés.

Fanny s’écarta et laissa apparaître la personne qui se trouvait derrière elle. Charlotte était, elle aussi, assistante dans l’agence de voyages. De longs cheveux roux ondulés cascadaient jusqu’à ses épaules. Elle arborait un sourire timide qui soulignait ses grands yeux vert émeraude.

— Bonjour, dit-elle en saluant le groupe d’un geste de la main.

Tout le monde lui répondit chaleureusement, sauf Alex qui se mit à bégayer. Personne ne remarqua rien, sauf Simon qui regarda discrètement son ami et sourit du coin des lèvres.

— Je vous propose d’aller dormir, reprit Fanny. Il est déjà tard et nous partons tôt demain matin.

Fanny se glissa dans les bras d’Aymeric et ils s’embrassèrent. Le reste du groupe en profita pour convenir de l’heure de départ puis rejoignit leur chambre respective.

*****

Le shinkansen avait démarré quelques minutes plus tôt. Les valises étaient rangées dans les compartiments se trouvant au-dessus des sièges. Vu le rush du départ, ils n’avaient eu le temps que de s’acheter leur petit-déjeuner au konbini de la gare et profitaient d’être enfin installés et débarrassés des bagages pour sortir boissons, melon panonigiris et baumkuchen, un gâteau cylindrique composé de couches créant un motif ressemblant à celui des cernes d’un arbre.
Sur la rangée du côté gauche de la voiture du train, on retrouvait Simon, Alex et Charlotte. Du côté droit, Esteban et Jérémie étaient installés l’un à côté de l’autre, tandis que Fanny et Aymeric se trouvaient juste derrière eux.

— Ce déplacement pour le boulot devait s’effectuer plus tard, mais j’ai profité de l’occasion pour proposer à mes responsables de l’avancer un peu, expliqua Fanny. Les réservations n’avaient pas encore été faites et Charlotte était disponible à ces dates, donc on a calé cela il y a un mois environ.
— Un mois ? s’étonna Aymeric. De ce que je te connais, ça n’a pas dû être évident de garder le silence durant tout ce temps.

La jeune fille s’empourpra.

— Heureusement, j’ai pu compter sur Simon qui a gardé le secret. Sans lui, je crois que je n’aurais pas tenu.

Aymeric se redressa sur son siège et se tourna vers son ami d’enfance, qui l’aperçut et lui sourit. Du Simon tout craché, ça. Depuis qu’ils étaient amis, Simon n’avait jamais cessé de le surprendre de petites attentions qui, systématiquement, faisaient mouche. Là, il avait tapé fort. Il ne savait pas comment il le remercierait pour cette belle surprise, mais il lui était redevable.
Le couple resta dans son cocon durant les deux heures du trajet. À leur arrivée à la gare de Kyoto, ils profitèrent de la présence de Fanny pour se laisser guider jusqu’à leur hôtel. Charlotte et elles avaient réservé une chambre au même endroit, pour plus de facilité. Même si Fanny voulait profiter de chaque instant avec Aymeric, elle était aussi au Japon pour raison professionnelle. Elle ne pourrait donc pas accompagner la bande dans chaque excursion prévue à Kyoto, mais elle disposait de quelques heures devant elle et comptait bien en profiter.
Ils arrivèrent à leur hôtel, déposèrent les valises mais, vu l’arrivée précoce, les chambres n’étaient pas encore prêtes. Fanny leur proposa de se rendre sans attendre dans un des incontournables de Kyoto : le Kinkaku-ji. Le Pavillon d’Or se trouvait à trois quarts d’heure en bus de leur hôtel, mais il en valait vraiment la peine. Cette visite faisait partie de la to-do list de la bande des cinq, ils étaient donc plus qu’enchantés de s’y rendre.

*****

Le groupe d’amis sortit du bus bondé à l’entrée du domaine. Des dizaines de personnes marchaient déjà sur la route de pierre menant vers l’entrée. Ils réalisèrent qu’ils ne seraient pas seuls à profiter de la beauté du lieu, loin de là.
Ils passèrent sous un immense torii et se trouvèrent sur un chemin constitué de gravier. Les caisses se trouvaient à vingt mètres d’eux. Contrairement à ce qu’ils redoutaient, il n’y avait qu’une courte file qui patientait de pouvoir acheter son billet. Ils payèrent donc rapidement le prix d’entrée puis s’engouffrèrent à l’intérieur du domaine. En quelques enjambées, ils aboutirent à un espace dégagé.
Le Pavillon d’Or s’offrait à leurs yeux.
Les cinq amis restèrent muets devant la beauté du temple. Composé de trois étages, il se trouvait au milieu d’un lac ponctué d’îlots rocheux sur lesquels des arbres taillés au millimètre près venaient ajouter à la splendeur du paysage. Le temple était entièrement recouvert de feuille d’or et un phœnix, recouvert d’or lui aussi, déployait ses ailes à son sommet.
Ils firent quelques pas vers la corde délimitant la zone et ils restèrent là à admirer la beauté du moment. Autour d’eux, des dizaines de touristes et de groupes scolaires criaient, rigolaient, bavardaient et se bousculaient pour prendre la photo la plus instagrammable. Eux, loin de toutes ces préoccupations, se tenaient face au Pavillon d’Or et ressentaient le privilège dont ils disposaient de pouvoir se trouver ici, à cet instant précis.

— Vous voulez que je vous prenne en photo ? proposa Fanny.

La bande des cinq se rassembla, se para de son plus beau sourire et la jeune femme prit une rafale de clichés. Ils changèrent ensuite d’attitude et firent la grimace, ce qui fit rire Fanny pendant qu’elle appuyait sur le déclencheur. Chacun profita des minutes qui suivirent pour prendre des photos du temple, faire des selfies qui pourraient être envoyés à la famille ou simplement voler quelques secondes supplémentaires de bonheur.
Jérémie, Aymeric et Esteban avancèrent sur le parcours, suivis par Alex et Charlotte qui discutaient ensemble. Même si le jeune homme avait paru troublé lors de la rencontre, celui-ci s’était montré à l’écoute, intéressé et attentionné envers la jeune femme durant le trajet en shinkansen. Le courant semblait bien passer entre eux et Simon se réjouit de voir son ami ne pas perdre ses moyens devant une fille.

— Merci de m’avoir permis d’organiser cette surprise, dit Fanny, surprenant Simon, perdu dans ses pensées.
— Avec plaisir. J’aurais dû faire une photo de sa tête quand tu as surgi devant lui. J’aurais pu le vanner pendant des mois !

La jeune fille sourit. C’était la première fois que Simon et elle se retrouvaient à deux. À chaque fois, ils s’étaient rencontrés dans le cadre de l’agence ou avec Aymeric présent à leurs côtés. Ils n’avaient jamais pu discuter en tête à tête.

— Je suis ravie de passer ce temps avec vous, même s’il ne s’agira que de quelques moments volés lors de votre voyage, se confia Fanny, mélancolique. Une telle amitié, c’est beau à voir. Quand nous sommes juste à deux, Aymeric n’arrête pas de me parler de vous, de tout ce que vous faites ensemble, des conneries que vous avez déjà vécues. Il me parle beaucoup de toi. Tu es important à ses yeux.

Simon se troubla. Aymeric était une personne chère à son cœur, et son attitude bienveillante la veille au bar lui avait une fois de plus prouvé qu’il pouvait compter sur lui.

— Il compte énormément pour moi aussi. Chacun d’entre eux. Merci de nous avoir aidés à réaliser notre rêve.

Fanny proposa au jeune homme de continuer la conversation tout en poursuivant le parcours. Simon en profita pour fermer les yeux, joindre les mains et remercier la vie de l’avoir mené jusqu’ici. Il entendit un cri perçant d’oiseau, ce qui le fit rouvrir les yeux.

— C’était quoi, ça ? demanda-t-il.
— De quoi parles-tu ?
— Le cri d’oiseau. Tu ne l’as pas entendu ?
— Non, rien. Tu es sûr qu’il ne s’agissait pas d’un enfant qui criait, plutôt ?
— C’est possible, concéda-t-il en observant le phœnix au sommet du temple. Bon, allons-y.

Ils avancèrent sur le chemin en caillou, profitant d’une vue latérale du temple, avant de s’en écarter et de serpenter dans les allées du jardin, leur offrant un peu de fraîcheur.

— Charlotte a l’air sympa, lança Simon.
— Oui, très. Elle a rejoint l’agence il y a six mois. Peu de temps après que vous nous ayez contactés, en fait. Elle est très professionnelle et le courant est directement bien passé entre nous.
— J’ai l’impression de percevoir des regrets dans ce que tu dis. Elle te cause aussi des problèmes ?
— Pas du tout ! Lorsqu’on est amenées à travailler ensemble, ça se passe toujours très bien. Je suis ravie qu’on soit parties ensemble pour ce voyage professionnel. On se voit parfois en dehors du travail pour boire un verre, faire une virée shopping ou simplement papoter entre filles.
— Quel est le problème, alors ? interrogea Simon en fronçant les sourcils.
— Il n’y en a pas. Pas avec elle, du moins. Depuis que je vous connais, vous, « la bande des cinq », ça me fait réaliser que je n’ai jamais eu de vrais amis dans la vie. J’ai toujours eu des copines, que ce soit à l’école, durant mes études ou même dans le club de hockey où je m’entrainais pendant toute mon adolescence. Pourtant, je n’ai jamais eu d’amies proches à qui me confier. Je vous envie, tu sais.

Elle s’était arrêtée près d’un parterre recouvert de pièces cuivrées et argentées. Trois statues de pierre sur lesquelles une silhouette de bouddha était gravée ainsi que deux monticules de cailloux entouraient un bol en pierre. Un enfant de six ans tenait une pièce de dix yens dans les mains. Il la lança de tout son cœur, un peu trop fort malheureusement. Elle se cogna contre la pierre centrale, rebondit et arriva en plein milieu du bol. L’enfant cria de joie tandis que la mère le serra dans ses bras.

— Mis à part cette bande, reprit Simon, je n’ai pas d’autres amis. Des connaissances, oui, mais pas d’amis. On se connait depuis des années. On a pu se confier, parler de nos rêves et de nos peurs. On arrive aujourd’hui à se comprendre parfois sans même échanger le moindre mot. De l’extérieur, ça peut être effrayant de se retrouver face à un groupe aussi lié, mais tu sembles y trouver doucement ta place, non ?
— Vous croyez que vous me faites peur ? plaisanta la jeune femme. C’est que vous ne connaissez pas encore assez Fanny !

Simon se mit à rire.

— Tu as raison, je crois. Ces moments passés ensemble nous permettront de la connaître un peu plus, justement, la Fanny, là !

Ils rejoignirent le groupe juste avant la sortie. Les employés du temple y vendaient des amulettes et protections dans un bâtiment en pierre attenant à une vaste boutique de souvenirs. Alex avait offert une amulette à Charlotte, qui était supposée lui amener chance et bonheur. Esteban et Jérémie contemplaient les différentes statuettes à l’effigie du Pavillon d’Or. Aymeric, lui, attendait à l’entrée de la boutique souvenirs. Lorsqu’il remarqua Fanny et Simon, il s’approcha d’eux.

— Vous voilà tous les deux. Tout va bien ?
— À merveille, répondit la jeune femme. Nous t’avons manqué ?
— Un peu…
— T’as vu, Simon ? C’est le syndrome Fanny. Quand on me connaît, on ne peut plus se passer de moi.

Simon rigola puis laissa un peu d’intimité au couple. Il rejoignit ses deux amis dans la boutique souvenirs. Il en fit le tour, plus pour flâner que pour acheter. Il remarqua un petit porte-clés en forme de phœnix doré. L’objet ne coûtait que quatre cents yens, une véritable aubaine. Il le régla en caisse et l’attacha directement à sa sacoche.
La visite bel et bien terminée, ils se mirent en route vers l’arrêt de bus. Ils embarquèrent dans le bus 205 en direction du quartier de Gion. La célèbre rue Shijo-dori était un axe central qui était réputé pour rassembler de nombreux magasins et centres commerciaux, et qui offrirait une belle balade pour l’après-midi. De plus, on y trouvait de nombreux restaurants originaux, selon Fanny, dont un qui les étonnerait à coup sûr. C’était donc le ventre affamé qu’ils descendirent du bus et marchèrent sous les arcades de la rue commerçante.

Chapitre 9 – Susanoo

Un chien mordait la culotte d’un homme qui, vraisemblablement, tentait de fuir, un paquet dans la main. Résultat ? L’homme se retrouvait les fesses à l’air.
Tel était le spectacle qui s’offrait à leurs yeux devant le restaurant Issen Yoshoku.
Une autre statue de femme, cheveux noirs relevés en chignon, vêtue d’un kimono couleur kaki, accueillait les clients, assise sur un banc à l’entrée du commerce. Juste à côté, une vitre donnant sur la rue permettait aux passants d’observer le chef s’affairer aux fourneaux, cuisinant le plat unique proposé.

— On y est ! jubila Fanny. Je sais que vous avez déjà goûté à l’okonomiyaki. Cet endroit propose une version kyotoïte de la recette, et comme vous le voyez, c’est vraiment une expérience à vivre. Venez !

L’endroit, relativement petit, était composé de nombreuses tables rondes. Ils se serrèrent à sept autour de la table la plus large de la salle. Sept ? Plutôt huit. Une statue de femme, cheveux noirs mi-longs, kimono blanc, partagerait le repas en leur compagnie.
Ils remarquèrent vite des centaines de ema accrochés au mur. Ces plaques en bois contenaient habituellement des prières et des vœux et se trouvaient couramment dans les sanctuaires shintos. Esteban, installé proche du mur, observa quelques plaques de plus près.

— Des jets de lait jaillissent de ses seins et atterrissent dans un bol ! fit-il, stupéfait par ce qu’il venait de voir. Et sur les autres, on voit des scènes de cul.

Ils tournèrent tous leur attention vers les plaques et, en effet, il s’agissait plus de scènes licencieuses que de prières.
Fanny éclata de rire.

— Une collègue m’avait emmenée ici lors de mon premier déplacement au Japon. La nourriture y est bonne, mais surtout, l’ambiance vaut le détour !

Le nom de l’établissement était le même que celui du plat proposé. Ils furent servis quinze minutes plus tard, découvrant dans leur assiette une crêpe salée repliée en deux, et contenant bœuf, crevettes, jeunes oignons, pâte de konjac et gingembre mariné.
Pendant le repas, Simon profita du bruit ambiant et de la proximité des lieux pour discuter discrètement avec Aymeric. Il lui expliqua qu’il avait entendu un cri perçant d’oiseau au Pavillon d’Or, mais qu’il avait peut-être confondu avec un cri d’enfant.

— Yota t’a demandé de faire attention à tout, y compris ce qui peut te sembler anodin, rassura Aymeric. Si cela t’a troublé, c’est qu’il y a une raison à cela. N’hésite pas à me dire si d’autres événements étranges se déroulent.
— T’inquiète, je le ferai. J’en avais aussi un peu parlé avec Esteban il y a deux jours. Je ne lui ai pas raconté ce qu’il s’est passé récemment. Tu crois que je devrais en parler aux autres ?

Aymeric baissa les yeux et fit la moue. Il prenait le temps de réfléchir à la question posée par son ami.

— Je pense, oui. Nous trouverons un moment pour cela, lorsque les filles seront parties pour le boulot. Nous sommes cinq à vivre ce voyage. Je ne sais pas ce qu’il se passera à Kamakura, ni même dans les prochains jours, mais ils méritent de savoir.

Simon partageait son avis. Comment leur expliquer cette histoire sans qu’ils ne le prennent pour un taré ? Esteban s’était déjà montré très compréhensif. Jérémie, lui, adorait ce genre d’histoires. Il sera sans doute très enthousiasmé par la situation. Un peu trop, même. Non, pour eux deux, il n’avait aucun doute. Alex, par contre, ce serait une tout autre histoire. Il avait un esprit très cartésien, alors des statues qui bougeaient ou des êtres surnaturels qui attendaient une cérémonie, ça risquait d’en faire trop pour lui. Heureusement, il pouvait compter sur Aymeric qui avait vécu les événements de la veille avec lui et confirmerait ses dires… mais peut-être penserait-il qu’ils lui faisaient une blague ?

— On ne va pas trop tarder, la bande ? demanda Fanny. Je vous propose de nous balader dans le quartier cette après-midi. Il y a de nombreuses boutiques et cela vous permettra de découvrir l’ambiance particulière de cette rue commerçante. Ensuite, Charlotte et moi nous éclipserons discrètement pour nous rendre à notre rendez-vous professionnel. Je vous conseille de faire un tour au Yasaka-Jinja. Vous l’avez peut-être aperçu lorsque le bus nous a déposés : il s’agit du grand sanctuaire au bout de la rue.
— Je vous conseille de le visiter à la tombée de la nuit, proposa Charlotte. Il y règne une atmosphère décoiffante.

Le planning de la fin de journée était donc réglé.
L’après-midi fila en un coup de vent. Charlotte et Fanny prirent congé de la bande vers dix-huit heures. Le soleil déclinait doucement à l’horizon, laissant présager le coucher de soleil prochain. Les cinq garçons se dirigèrent vers le sanctuaire et se retrouvèrent au pied des marches alors que les premières étoiles apparaissaient dans le ciel.
L’entrée du sanctuaire était illuminée, mettant en valeur sa magnifique couleur vermillon. Ils montèrent la vingtaine de marches et entrèrent dans l’enceinte du lieu sacré. Ils suivirent le chemin qui menait vers le cœur du sanctuaire et eurent la surprise d’y trouver des échoppes de rue. Yakitorikakigoritaiyakitakoyaki. Couleurs et odeurs se mêlaient pour offrir de quoi nourrir le corps avant de nourrir l’esprit. Le lieu était fréquenté, mais pas surpeuplé. La bande des cinq put se frayer un chemin parmi la foule affamée. Ils longèrent plusieurs autels et débouchèrent sur une immense place au centre de laquelle se trouvait un bâtiment rectangulaire en bois, entouré de trois rangées de lanternes blanches illuminées. La beauté du lieu était telle qu’il était impossible pour les visiteurs de repartir sans prendre au moins un cliché de la structure. Sur le côté gauche de la place, couples ou visiteurs solitaires faisaient la file, attendant de jeter quelques pièces en offrande dans la grande boîte en bois et de tirer la corde afin de faire résonner les cloches dorées.

— Charlotte avait raison. Ça décoiffe sévère, dit Alex, ébahi. Je vais faire le tour de la place et prendre quelques photos.

L’idée parut tellement judicieuse que chacun décida de l’imiter. Ils sortirent le smartphone de leur poche, se dispersèrent sur la place et essayèrent de capturer le cliché rendant le plus justice à ce spectacle.
Simon était resté près des lanternes. Il s’était positionné de dos, tendait le bras le plus loin possible et cadrait la photo. Ce selfie plairait sans doute à ses parents. Il appuya sur le bouton et, au moment du clic, crut distinguer un visage au centre de la bâtisse. Celle-ci disposait d’un accès interdit au public. Quelqu’un aurait-il transgressé l’interdiction ? Il espérait de tout cœur que ce ne soit pas un de ses amis. Il n’avait pas envie d’avoir affaire à la police japonaise. En se retournant et en se déhanchant, tentant d’apercevoir l’inconscient qui se déplaçait parmi les chars dorés entreposés dans l’édifice, il n’y trouva personne.
 Il sentit le vent se lever d’un coup. Un vent froid, piquant, iodé. Les bruits autour de lui disparurent.
Il se retrouvait seul sur la place.
Il avait vu Aymeric il n’y avait même pas deux minutes prendre des photos des visiteurs désireux de tirer la cloche. Il se déplaça de quelques pas, mais son ami n’était plus là. Les cloches se mirent à tinter, doucement d’abord, puis de plus en plus fort. Le vent, lui, redoublait d’intensité. Simon vit un homme s’approcher de lui. Il avait de longs cheveux noirs hirsutes flottant au vent, portait un kimono bleu sombre et une grande épée à la taille. Cet homme inspirait le respect. Non, plus que ça. La dévotion.
L’homme s’arrêta à quelques pas de Simon.

— C’est donc de toi dont tout le monde parle, dit-il en toisant le jeune homme.
— Qui… qui êtes-vous ? balbutia Simon du bout des lèvres.
— Tu ne me reconnais pas ? railla l’homme. Rien d’étonnant, tu n’es pas japonais. Je me nomme Susanoo, frère de la déesse Amaterasu.

Simon déglutit. Frère de la déesse ? Se pouvait-il qu’il soit face à un dieu ? Il n’y connaissait pas grand-chose, pour ne pas dire rien en mythologie japonaise. Cette puissance qui émanait de lui et l’épée accrochée à sa ceinture inquiétaient le jeune homme.

— Je suis désolé, dit Simon. Je ne comprends rien à ce qu’il se passe depuis mon arrivée au Japon. Je ne suis qu’un simple humain, je n’ai pas demandé à vivre tout cela.

Susanoo resta immobile. Son regard semblait traverser Simon de part en part. Le jeune homme trembla de peur. En tant que dieu, quels étaient ses pouvoirs ? Pouvait-il lire ses pensées ? Connaissait-il l’avenir ? Il pourrait l’aider à se dépêtrer de cette situation afin que le voyage se poursuive normalement !

— Tu n’es donc conscient de rien, rétorqua Susanoo, plus pour lui-même que pour Simon.
— Conscient de quoi ? Expliquez-le-moi, je vous en prie.
— Je ne peux rien te dire. Tu trouveras les réponses par toi-même. Toute cette histoire se révèle plus amusante que je ne le supposais. Laisse-moi prendre part à ce jeu.

Ce jeu ? Cela n’a rien d’amusant ! pensa Simon.
Le dieu leva la main, fit des mouvements rapides mais fluides devant lui et murmura un mot que le jeune homme ne put entendre. Une lumière vive bleutée brilla devant les yeux de Simon, et un objet apparut. Un éventail flottait dans les airs.

— Prends-le, je te l’offre.
— Un éventail ? s’étonna Simon. À quoi sert-il ?
— Tu le sauras au moment voulu, glissa Susanoo. Je suis curieux de savoir comment tout cela évoluera.

Le dieu ne semblait donc pas avoir la capacité de connaître l’avenir, pensa Simon alors qu’il attrapa l’éventail sombre dans les airs. Simon s’inclina devant Susanoo. Ce dernier le regarda une dernière fois, inclina légèrement la tête, fit demi-tour et s’éloigna. Sa silhouette devint floue et il disparut.
Les discussions et bruits de cloches reprirent tandis que le vent retomba d’un coup. Simon sentit ses jambes qui lâchèrent et il s’écroula sur le sol, le visage blême. Aymeric vit son ami par terre et se rua vers lui.

— Simon ! Qu’y a-t-il ?

Il arriva aux côtés de son ami en moins de cinq secondes. Simon respirait rapidement. Une crise de panique.

— J’ai… vu… Susanoo, balbutia-t-il.
— Qui ?
— Le dieu Susanoo.

Alex, Jérémie et Esteban arrivèrent près de leurs amis, inquiets de voir Simon dans un tel état.

— Que se passe-t-il ? questionna Esteban. Simon, tu vas bien ?
— Il va bien, mais laissez-lui un peu de la place pour respirer, répondit Aymeric.

Simon reprit ses esprits et se redressa doucement. Ses amis se rapprochèrent de lui.

— Tu as encore fait un malaise ? tenta de deviner Alex. Pourtant, le soleil est couché à présent.
— Non, ce n’est pas ça. Ne vous inquiétez pas, tout va bien.
— Tu trouves que tout va bien ? coupa Jérémie. Pas tellement, vu que tu t’es retrouvé par terre. De quoi as-tu besoin ? Tu veux qu’on t’emmène chez un médecin ?
— Non, ça va, rassura Simon. Je vous expliquerai tout demain matin. Je vais me reposer encore quelques minutes. Profitez-en pour terminer de prendre des photos ou de vous balader dans le sanctuaire. On ira manger un bout juste après. Un bon repas me fera du bien, je pense.

Malgré la réponse évasive de Simon, les quatre autres demeuraient soucieux. Aymeric se proposa de rester près de son ami pendant qu’ils terminaient leur visite, mais les trois autres refusèrent. Eux aussi avaient faim, et vu le teint de Simon, trouver de quoi manger lui ferait du bien.

— Tu veux qu’on aille t’acheter des brochettes de yakitori à l’entrée du sanctuaire ? proposa Alex.
— J’aurais plutôt envie d’un bon repas consistant. Un curry, par exemple. Vous pouvez voir s’il y en a dans le coin ?

Alex pianota rapidement sur son téléphone, et dénicha une adresse.

— C’est à cinq cents mètres d’ici. Je vous guide.

Ils quittèrent le sanctuaire et passèrent sous le torii vermillon qu’ils avaient franchi en entrant. En descendant les marches, Simon mit la main dans sa poche. Il y fit tourner l’éventail. Pourquoi Susanoo lui avait fait un tel cadeau ? Était-il en danger ?

Chapitre 10 – Aymeric et Alex

Une lanterne blanche, un noren de la même couleur et une porte coulissante en bois. Dans cette ruelle du quartier de Gion, ce restaurant était sans conteste celui qui était le moins tapageur.

— On y est, annonça Alex, en rangeant son smartphone. C’était un des plus proches du sanctuaire, mais aussi un des mieux notés.

Le panneau placé sur le trottoir affichait les plats proposés. Du curry, essentiellement. La bande des cinq poussa la porte du restaurant Otayan.
La pièce était tout en longueur. Le comptoir, en forme de « L », permettait une capacité de douze clients maximum. Deux hommes s’affairaient dans la cuisine ouverte, portant un tablier et un bandana rouge.

— Irasshaimase ! entonnèrent les chefs en chœur.

Une mère japonaise et son fils, âgé de sept ans, étaient les seuls clients installés, dans le coin droit à l’entrée du commerce. Les cinq jeunes hommes se suivirent en file indienne et s’assirent dans le fond de la pièce.
Le cuisinier le plus âgé leur tendit à chacun une carte en anglais. Ils ne consultèrent le menu que quelques secondes car ils savaient tous ce qu’ils voulaient : un plat de udon au curry, servi avec du poulet. Alex, Jérémie, Esteban et Aymeric demandèrent une bière Sapporo tandis que Simon sentait qu’il avait besoin d’une boisson bien plus forte, après ce qu’il venait de vivre. Il commanda un shochu à la pomme de terre. Le cuisinier fut surpris.

— Curry udon and shochu ? Very Japanese !

Face à Esteban, de l’autre côté du comptoir, se trouvait un frigo transparent dans lequel certaines boissons et préparations étaient stockées. Dans une assiette, il restait exactement dix inari sushi – des poches de tofu frit, vinaigré et sucré remplies de riz.

— Regardez, les gars. Ils ont l’air trop bon. Ça vous dit ?

Aussitôt dit, aussitôt fait. Un employé servit deux inari sushi sur une assiette blanche au bord bleu pastel à chacun d’entre eux. Esteban croqua dedans et gémit de plaisir.

— Un régal !

Simon sentait que, doucement, la pression qui lui comprimait la poitrine depuis sa rencontre avec Susanoo le quittait. Ses amis avaient le pouvoir de le rassurer et de le détendre.
Aymeric, installé sur sa droite, pencha la tête vers lui.

— Ça va ? Tu veux verbaliser ? lui glissa-t-il au creux de l’oreille.
— Encore secoué, mais ça va mieux. Pour l’instant, j’ai juste envie de me requinquer avec un bon repas, et ensuite de me détendre. On en parlera demain. Tous ensemble.

Aymeric opina de la tête. Les boissons furent servies et ils trinquèrent tous à leur première journée passée à Kyoto. Ils savourèrent les inari sushi, ce qui les mit en appétit pour le curry qui fut servi peu après. Le plat était dressé dans un large bol brun clair en céramique. D’un côté, des nouilles udon. De l’autre, le curry au poulet. L’odeur délicieuse arriva aux narines de Simon, qui huma un peu plus le plat. Il détacha ses baguettes et les enfonça dans le curry. La texture était incroyable. La sauce enrobait chaque ingrédient et morceau de poulet, les faisant luire, mais n’enlevant rien à la couleur originale du produit. Il porta un morceau de poulet à sa bouche et goûta. Une explosion de saveurs se diffusa dans son palais. Jamais il n’avait goûté un curry aussi exquis. Il était déjà allé manger des curry dans des restaurants japonais près de chez lui, et en préparait aussi à l’occasion, s’aidant de tablettes achetées dans le commerce. Pourtant, celui-ci était incomparable.

— Votre curry est incroyable. Quel est votre secret ? demanda Simon, dans un japonais impeccable.
— Oh, vous parlez japonais ? s’étonna le cuisinier. Félicitations !

Simon ne releva pas la remarque, focalisé sur les saveurs qu’il avait en bouche.

— Lorsque j’arrive à mon restaurant le matin, continua le chef en japonais, je commence toujours par préparer mon curry. J’utilise les restes de curry de la veille pour donner plus de goût à ma sauce et la laisse ensuite bouillir toute la journée, avant de servir le curry à mes clients.

Simon le remercia, puis sentit qu’on le fixait. Il regarda ses amis et vit qu’ils l’observaient, les yeux grands ouverts d’étonnement.

— C’était quoi, ça ? s’étonna Esteban. Tu passes quelques jours au Japon et tu parles parfaitement la langue ?
— De quoi parles-tu ? demanda Simon, ne comprenant pas ce que son ami lui racontait.
— Tu as conscience que tu viens de discuter avec lui en japonais ? J’ai aussi l’impression que tu as compris sa réponse, alors que je n’ai pas compris un traître mot de ce qu’il a raconté.
— J’imagine que mes cours ont été plus profitables que ce que j’imaginais…
— Que se passe-t-il exactement ? les interrompit Alex.
— Tout va bien, rassurez-vous. Enfin, je crois. Je vous expliquerai tout demain, promis.

Aymeric fit un signe aux trois amis, leur demandant de le laisser tranquille. Ils obtempérèrent, non sans se poser intérieurement de multiples questions.
Simon avait repris des forces grâce à ce repas et ce moment de quiétude. Le retour en bus vers l’hôtel se passa en silence. Ils découvrirent l’ambiance de la ville à la nuit tombée. Kyoto était sans conteste une des villes les plus visitées du Japon, mais, depuis leur arrivée, tout leur semblait calme et apaisé. Après l’effervescence de Tokyo, profiter du charme de Kyoto leur offrait une expérience différente du Japon.
Ils arrivèrent à leur hôtel et firent le check-in. Les employés leur tendirent les clés des chambres, puis leur indiquèrent comment accéder au onsen.

— Ça vous dit d’aller y faire un tour ? demanda Simon.
— Pas pour nous, répondit Jérémie. On est crevés, on va dormir de bonne heure.
— Je suis partant, dit Aymeric. Ça te donnera l’occasion de mater mes…
— Oh ça va ! l’interrompit Simon.
— Je vous accompagne aussi, fit Alex. On monte les valises dans les chambres, puis on y va ?

Dans le hall du troisième étage, les trois amis souhaitèrent une bonne nuit à leurs deux voisins de palier, et convinrent de l’heure de rendez-vous pour le lendemain matin.
En découvrant la chambre, ils furent agréablement surpris. Les murs, peints de blanc, étaient épurés. Une petite table en bois rectangulaire était entourée de deux banquettes, donnant l’impression aux trois jeunes hommes de disposer d’un espace aéré et spacieux.
En ouvrant l’armoire encastrée, ils découvrirent des yukata bleu sombre, ainsi que trois paires de chaussons.

— Vous pensez qu’il faut les prendre pour l’onsen ? demanda Alex.
— Je crois qu’il faut les mettre pour circuler dans l’hôtel, répondit Simon.
— Bon, en tout cas, moi, je me mets à l’aise ! fit Aymeric en retirant son t-shirt.

Il enleva également ses chaussures et son bermuda, se retrouvant en boxer au milieu de la chambre. Il enfila le yukata et les chaussons, puis regarda ses amis.

— Quoi ? Vous n’y allez plus, pour finir ?
— Si si, fit Simon.

Alex et lui se glissèrent dans le yukata et suivirent Aymeric jusqu’à l’ascenseur. Ils appuyèrent sur le bouton du sous-sol. Lorsque les portes s’ouvrirent, ils débouchèrent dans un long couloir où l’air était plus humide et lourd qu’à l’étage. Au bout du couloir, des rideaux noren étaient accrochés devant des portes coulissantes : un tissu rouge sur la gauche, un bleu sur la droite.

— Pour les hommes, c’est à droite, dit Simon en faisant coulisser la porte.

Ils arrivèrent dans une pièce circulaire légèrement surélevée d’une marche. Ils se déchaussèrent, rangèrent les chaussons sur l’étagère et avancèrent. Ils aboutirent dans une salle avec plusieurs éviers et miroirs. Des sèche-cheveux étaient disposés à intervalle régulier, et il y avait à disposition des peignes, brosses à dents ou cotons-tiges dans de petits emballages en plastique. De l’autre côté de la pièce, des casiers permettaient d’y glisser ses vêtements le temps de la détente.
Simon se mit dans le coin de la pièce. Il retira son yukata, puis se dévêtit. Il récupéra une petite serviette blanche, rangea ses affaires dans le casier, ferma à clef et enroula le cordon autour de son poignet. Lorsqu’il se retourna, il vit Aymeric et Alex, la serviette placée devant leur sexe, qui l’attendaient.
Simon avait rarement vu Alex torse nu. De temps en temps, durant l’été, les amis se rendaient parfois ensemble à la mer ou à la piscine, surtout lors de fortes chaleurs. Lors des dernières sorties, Alex avait préféré rester à l’intérieur, caché du soleil. La dernière fois qu’il l’avait vu torse nu devait remonter à quatre ou cinq ans, alors qu’il était en fin d’adolescence. Il fut surpris de voir que, même si Alex semblait chétif lorsqu’il portait des vêtements, une fois torse nu, il arborait un torse sec, mais cependant musclé, mettant ses abdos en valeur.

— Bon, t’es prêt ? fit Aymeric, joyeux.
— Prêt pour quoi ? répondit Simon.

Aymeric se retourna.

— Pour admirer mes fesses, bien entendu ! Alors ? Heureux ?

Il se trémoussait en gloussant de plaisir. Simon croisa le regard navré et affligé d’Alex. Les deux jeunes hommes foulèrent le tapis antiglisse puis entrèrent dans la salle où se trouvaient les bains sans prêter la moindre attention à Aymeric, apparemment déçu que sa blague n’ait pas marché.
Une affiche traduite en anglais demandait aux clients de se laver avant d’entrer dans le onsen. Sur le côté gauche, deux rangées de cinq douches japonaises se faisaient face, délimitées les unes des autres par un panneau en bois. Devant chaque douche, un tabouret et une bassine. Simon s’assit sur le tabouret, appuya sur le bouton de la douche et le jet se mit en route. Il se rinça le corps, puis attrapa le shampoing et gel douche à disposition pour se laver. Cela lui faisait le plus grand bien après une journée à marcher sous cette chaleur et à transpirer à grosses gouttes.
Il rangea le pommeau, se redressa et marcha vers le bassin rectangulaire. Il se glissa dans l’eau chaude, posant sa serviette sur un des bords resté sec. La température de l’eau d’un onsen tournait généralement autour de quarante degrés. Cela pouvait sembler élevé pour un Occidental, mais pas pour Simon. Chez lui, il avait toujours adoré prendre des bains chauds. Très chauds, même. Sentir cette chaleur qui l’enveloppait lorsqu’il pénétrait dans l’eau lui donnait une sensation de protection. Comme s’il était dans une bulle, en fait. Comme si plus rien ne pouvait plus l’atteindre et que tous ses soucis, tous ses tracas, restaient à l’extérieur pendant qu’il profitait de l’instant. Il se faufila donc entièrement dans l’eau, ne laissant que sa tête en dépasser.
Aymeric et Alex le rejoignirent. Par respect et par pudeur, Simon détourna les yeux lorsqu’ils déposèrent leur serviette sur le bord. Ses amis savaient bien qu’il n’y avait aucune ambiguïté entre eux, que même s’il était gay, il était leur ami et ne ressentait aucune attirance pour eux. Pourtant, Simon n’avait jamais vraiment su comment réagir dans ce genre de situation, de peur sans doute d’être jugé ou qu’on lui fasse des reproches.

— Putain que c’est chaud, ce truc ! se plaignit Aymeric, à moitié immergé. Comment t’as fait pour entrer aussi vite ?
— Par habitude, je crois.

Finalement, les trois jeunes hommes poussèrent un soupir de bonheur. Le seul bruit perceptible dans la pièce était le clapotis de l’eau chaude qui cascadait depuis un orifice venant d’une vasque surélevée et incrustée dans le bassin.

— Tu vas mieux, Simon ? questionna Alex.
— Oui, ne te tracasse pas. La journée a été mouvementée et ce bain me fait le plus grand bien. Pouvoir se détendre de cette façon après une journée à crapahuter dans la ville, ça détend directement les muscles et relaxe le corps.
— Que s’est-il passé au sanctuaire ? fit son ami.

Simon perçut l’inquiétude dans la voix d’Alex.

— Pour être totalement honnête, je ne sais pas trop. Il y a plusieurs choses qui restent mystérieuses, en fait. J’espère que j’arriverai à y voir plus clair. Qu’en vous expliquant tout demain, vous m’aiderez à y voir plus clair.

Aymeric et Alex échangèrent un regard, se rapprochèrent de leur ami et le prirent dans leurs bras. Simon fut surpris par cet élan de réconfort. La chaleur de l’eau, la chaleur de leurs corps, la chaleur de leur amitié. Il se sentait aimé, protégé, en totale sécurité. Lui qui avait du mal à donner du sens aux événements des derniers jours, à avoir tout qui ne cessait de tourner dans sa tête, ce moment lui permit de laisser tomber toutes les tensions. Pour quelques instants, du moins. Il ferma les yeux, ancra ce moment dans ses souvenirs. Peu importe ce que l’avenir lui réservait, il n’était pas seul. Il avait des amis sur qui compter. Des amis qui tenaient à lui. Non, qui l’aimaient. Des amis sur qui il pouvait se reposer. Cela confirmait son intention de se confier à la bande, le lendemain. Alex comprendrait, c’était certain.
Aymeric s’éclaircit la gorge.
— Euuh… c’est moi ou j’ai l’impression que ça te réjouit d’être entouré par deux mecs, si j’en crois ce qu’il se passe sous l’eau ? Petit coquin, va ! Tu ne veux pas juste mes fesses, tu veux aussi celles d’Alex !
— Dégage, Aymeric ! dit Simon en repoussant son ami. À force d’en parler, je vais finir par croire que c’est toi qui veux abuser de moi.

Les trois amis éclatèrent de rire. Demain était un autre jour. Cette fin de soirée, par contre, était parfaite.

Chapitre 11 – La bande

Saumon ou pancakes ? Simon se tenait devant le buffet du petit-déjeuner, son assiette blanche encore vide. Il se tenait à l’intersection de sa gourmandise : sur sa gauche, les plats japonais ; sur sa droite, le buffet occidental. Esteban, occupé à se servir, avait déjà fait son choix. Il avait opté pour du riz, du maquereau grillé, un bol de soupe miso et des condiments au daikon et chou dans la main gauche, ainsi que des pancakes au sirop d’érable, bacon grillé, haricots à la sauce tomate et saucisses dans la main droite.

— Quoi ? demanda-t-il en remarquant que Simon était en train de le juger.
— Non, rien. Tu sembles affamé ce matin.

Esteban baissa les yeux vers les deux assiettes, puis releva la tête, haussant ses sourcils.

— Ce n’est pas que pour moi, enfin. C’est pour partager avec Jérémie.

Esteban retourna s’attabler pendant que Simon avait finalement opté pour le buffet japonais.
Ses quatre amis discutaient tout en mangeant lorsque Simon les rejoignit. Café et thé avaient été servis, et une carafe d’eau trônait au centre de la table.
Fanny et Charlotte arrivèrent dans la salle du petit-déjeuner et prirent place à la même table que la bande. Aymeric enlaça Fanny puis ils échangèrent quelques paroles à demi-mots. Charlotte, elle, était assise en tête de table, Alex et son amie de part et d’autre d’elle.

— Quel est le programme de votre journée ? demanda Charlotte en se tournant vers Alex.
— On compte prendre le train direction le sanctuaire Fushimi Inari. Si nous nous sommes bien renseignés, il semble accessible à pied depuis la gare.
— Exactement, confirma-t-elle en remettant une de ses mèches rousses en place. Si vous descendez à la gare d’Inari, vous n’aurez qu’à remonter la rue et vous tomberez directement sur l’entrée du sanctuaire. C’est extrêmement facile.

Alex lui proposa du café. Elle opta plutôt pour du thé, et il la servit bien volontiers. Elle le remercia et, d’un geste de la main, effleura la sienne du bout des doigts. Le jeune homme se mit à rougir, et n’eut pour toute réponse qu’un sourire béat.

— Vous nous accompagnez ce matin ? demanda Jérémie en regardant les deux jeunes filles.
— On aimerait trop, répondit Fanny, mais nous devons visiter deux auberges de Kyoto ce matin. Notre agence aimerait leur proposer de travailler avec nous, mais nous devons d’abord visiter les infrastructures et vérifier que ce qu’ils indiquent sur leur site correspond bien à la réalité.

Aymeric fit la moue, déçu de ne pas passer la matinée avec sa copine.

— Mais ne t’inquiète pas, mon choubidou, nous vous rejoindrons dans l’après-midi. Nous vous emmènerons dans un petit bijou de la ville, vous verrez !

La bande prit congé des filles qui terminaient leur repas puis se mit en route vers la gare. Ils traversèrent l’entrée principale côté Karasuma et purent admirer le gigantisme et la modernité du lieu, ne devant plus tirer leurs valises comme lors de leur arrivée. Le bâtiment mélangeait acier et verre, mixant un style urbain et futuriste. Des restaurants, un centre commercial et même un hôtel étaient abrités dans ce lieu haut de quinze étages. De quoi impressionner les amis qui prirent quelques secondes pour photographier la gare.
Ils suivirent les indications les menant à la Nara Line, se retrouvèrent sur le quai de la voie neuf et patientèrent. Le train arriva sept minutes plus tard, et ils s’engouffrèrent à l’intérieur. Malgré l’heure précoce, le train n’était pas bondé, ce qui leur permit de s’asseoir durant les six minutes de trajet. Ils descendirent en gare d’Inari et se retrouvèrent dans un bâtiment bien plus désuet que la gare qu’ils venaient de quitter. Ils longèrent la voie, suivirent le flux et se retrouvèrent rapidement aux tourniquets, leur permettant de rejoindre la rue mentionnée par Charlotte peu de temps auparavant.
Certains commerces avaient déjà soulevés leurs volets, mais les cinq amis préféraient profiter de la fraîcheur matinale pour explorer le sanctuaire qui, disait-on, offrait une magnifique balade, à condition de monter jusqu’à son sommet. Ils avancèrent donc sans s’arrêter, passèrent sous un torii en pierre, se frayèrent un chemin sur la route bordée d’échoppes de rue qui vendaient déjà des gâteaux fourrés au anko – pâte de haricots rouges – ou des yakitori. Ils traversèrent un deuxième torii, rouge vermillon lui, et aboutirent enfin sur une place immense.

— Regardez, par là, ce sont les omikuji, fit Esteban, trépignant d’impatience. On va en acheter ?

Trop tard. Il avait déjà filé pour se placer à la fin de la file. Même pas trois minutes de patience, et les voilà devant les boîtes octogonales en bois. Esteban en serra une dans ses mains, la secoua, la retourna et fit glisser une longue tige hors de l’objet. Sur l’extrémité, un kanji y était indiqué. Le numéro permettait ensuite de se rendre auprès de l’employé du shamusho, le bureau du sanctuaire où il était possible d’acheter des amulettes, mais aussi de récupérer les bandes de papier sur lesquelles étaient inscrites les divinations. Tous photographièrent le kanji inscrit sur la tige, sauf Simon qui reconnut immédiatement le chiffre associé.
Ils récupérèrent la divination – écrite entièrement en japonais – et se rassemblèrent.

— Google Translate est ton ami, s’amusa Aymeric qui sortit le téléphone de sa poche.

Il le pointa vers la bande de papier, et les mots japonais se transformèrent petit à petit en phrases françaises.

— Une bonne chance. Génial ! s’exclama-t-il.

Chacun parcourut son texte, allant de « petite chance » à une « très grande chance ». Simon, lui, déroula le papier. « Kyō », lut-il. Mauvaise chance. « Méfiez-vous des nouvelles rencontres que vous ferez, elles pourraient se révéler décevantes. Faites également attention aux personnes proches de vous. Si vous faites preuve d’humilité et de reconnaissance, vous serez pardonné. » Simon plia le papier, s’approcha du pin à proximité, au pied duquel de nombreuses tiges en métal étaient vissées sur une structure en métal. Il y attacha sa divination à côté de dizaines d’autres qui avaient dû faire des déçus.
Aymeric s’approcha de son ami.

— Alors ?
— Pas génial, reconnut Simon. Cela ne reste qu’un bout de papier. La vie nous réserve souvent plein de belles surprises.

Aymeric tapota sur l’épaule de son ami, puis ils avancèrent tous ensemble vers le torii suivant menant vers les marches permettant de débuter l’ascension.
La foule restait raisonnable, mais ils sentaient que la place qu’ils venaient de quitter se remplissait progressivement. Ils décidèrent donc sans attendre de presser le pas. Ils grimpèrent d’autres marches et arrivèrent directement à l’entrée d’une des vues typiques du sanctuaire : la succession de dizaines de torii, formant comme un tunnel. Plusieurs touristes essayaient déjà de capturer la meilleure photo possible, mais vu le flux de touristes, impossible d’en prendre une qui rendait justice à la beauté respectueuse de ce passage.
La bande des cinq continua sa route, à son rythme, profitant du cadre exceptionnel dans lequel ils se trouvaient. Ils avancèrent donc jusqu’à arriver à un espace dégagé. Sur le bord de la route, des autels se mêlaient à la nature. La mousse avait recouvert des pierres et, même si le chemin restait entretenu, les multiples escaliers permettant la visite du lieu rebutaient la majorité des visiteurs qui, clairement, n’étaient venus que pour les torii.
Les amis montèrent donc un de ces escaliers et s’arrêtèrent devant de nombreux autels. Des petites statues de renards étaient posées des deux côtés de la stèle. Des visiteurs y avaient déposé des ema – les plaques votives en bois représentant un torii – ou quelques pièces. Jérémie captura quelques clichés du lieu, puis ils regagnèrent la route principale et continuèrent leur ascension sous les torii.
Ils rejoignirent plusieurs larges places, sur lesquelles on y trouvait un petit magasin, des toilettes ainsi qu’un shamusho qui vendait parfois des amulettes qu’il était impossible de trouver dans les autres. Au fur et à mesure de leur avancée, les chemins s’éclaircissaient.
Arrivés à mi-parcours, ils firent une halte dans une boutique. Ils s’achetèrent des bouteilles d’eau fraîche et de thé froid. Juste à l’extérieur, Simon remarqua des bracelets qui y étaient à vendre. Il s’approcha de l’un de ceux-ci, composé de dix-huit boules de couleur bleu clair et nacrée.

— Excusez-moi, dit-il en japonais. Combien coûte ce bracelet ?
— Celui-ci ? Deux mille cinq cents yens.
— Je le prends.

Le vendeur se retourna, ouvrit une armoire de laquelle il sortit une boîte brune. Il l’ouvrit et montra à Simon le bracelet qui se trouvait à l’intérieur.

— Celui-ci vous convient ?
— Désolé, s’excusa le jeune homme, mais pourriez-vous me donner plutôt celui qui est exposé ?

Le vendeur accepta bien volontiers – politesse nippone oblige –, rangea le bracelet dans une boîte et la passa à Simon, qui tendait l’argent. Il récupéra le bracelet et en enroula directement son poignet. Il avait la sensation qu’une douce chaleur émanait de l’objet et se diffusait dans son corps.
Les torii continuaient de se succéder au fil de la promenade, mais le nombre de visiteurs avait baissé drastiquement. La pente se voulait plus forte, ce qui demandait un effort plus considérable qu’aux premiers niveaux du sanctuaire. La chaleur se faisait plus forte mais ils pouvaient profiter de la couverture ombragée des arbres et se désaltérer grâce à leur boisson.
Les rares espaces dégagés leur offraient une vue époustouflante sur la ville, au loin. Était-ce Inari ? Était-ce déjà Kyoto ? Ils ne le savaient pas trop, mais cela ne les dérangeait pas. Ce lieu inspirait le respect.
Ils arrivèrent en vue d’un ultime espace dégagé. Peu de monde ici. En s’approchant d’une large structure en pierre, ils lurent une simple affiche blanche dont les inscriptions rouges et noires indiquaient « 233m H. Top of the mountain. »
Ils l’avaient fait ! Ils avaient suivi le parcours en entier. Ils étaient fatigués, en sueur, mais ils se sentaient tellement bien. Une petite boutique vendait, ici aussi, souvenirs et boissons, un peu plus chers toutefois qu’au pied du sanctuaire. Un torii en pierre solitaire menait vers un espace fait d’autels, en pierre également, protégés par des kitsune, et permettait de s’y recueillir. Celui juste au-dessus des marches permettait de prier, grâce à son saisen bako, ou boîte à offrandes, et le suzu, une cloche géante.

— Une petite pause, ça vous convient ? proposa Simon. J’ai besoin de souffler un peu.

Ils acceptèrent tous de bon cœur.

— Venez, mettons-nous à l’écart. J’aimerais profiter de l’occasion et du calme pour tout vous expliquer.

Près de la boutique, un petit renfoncement permettait de s’installer sur des bancs en bois, légèrement isolés du chemin. Simon regarda chacun de ses amis dans les yeux avant de débuter. Aymeric lui sourit légèrement et hocha de la tête, essayant de lui transmettre une dose de courage pour se lancer.

— Je vais tout vous expliquer, mais j’aimerais que vous écoutiez jusqu’au bout avant d’intervenir ou de poser des questions. Si cela vous convient, je commence.

Ils furent tous d’accord. Simon prit une profonde inspiration.

— Depuis notre arrivée à Tokyo, il se passe des choses étranges. J’ai remarqué un gars qui m’observait au Pokemon Center, et qui portait un t-shirt de renard à huit queues. Il est parti quand il a compris que je l’avais vu. Quand je l’ai poursuivi, il avait comme disparu. Je l’ai recroisé à la librairie de Ikebukuro. Il tentait de s’approcher de moi, mais Aymeric est arrivé à ce moment et, quand je me suis retourné, il avait disparu. Je croyais que c’était la fatigue ou le soleil qui me tapait sur la tête, et je n’y ai pas prêté plus attention que ça. Par contre, c’est devenu étrange lorsque j’ai visité le sanctuaire à Ueno avec Alex.
— Celui où tu as disparu ? demanda Alex, par réflexe.

Les autres lui murmurèrent de se taire, ce qu’il fit après s’être excusé. Simon reprit.

— Oui, celui-là même. En fait, j’ai revu le gars pendant que je prenais des photos. Je me suis retrouvé dans une sorte « d’ailleurs ». Tout le monde avait disparu, il y avait une sorte de couleur orangée qui flottait dans l’air. Il était là, avec moi. Il ne m’a pas dit grand-chose, me disant que j’en saurais plus prochainement. Il m’a attrapé les mains, j’ai senti une forte chaleur se propager en moi, et j’ai l’impression que, depuis ce moment, j’arrive à comprendre le japonais sans problème.

Simon observa ses amis. Ils fronçaient tous les sourcils, sauf Aymeric qui lui souriait chaleureusement.

— Ce n’est pas tout. Lorsque nous étions à Shibuya et que nous prenions la photo avec Hachiko, à nouveau une sensation étrange. Tout s’est figé, et Hachiko n’était plus une statue, mais un chien. Un chien qui me parlait par télépathie. Il m’a offert un mouchoir, me disant de le garder sur moi en permanence.

Simon sortit l’objet de sa sacoche et le tendit à Jérémie, qui l’attrapa et le scruta.

— Je ne sais pas trop ce qu’il a de particulier, continua Simon. Hachiko non plus n’a pas été très loquace. Ensuite, lorsque nous étions à Shinjuku, au bar où Aymeric nous a emmenés, il y a encore eu cette étrange sensation et cette couleur orangée. Je ne sais pas si c’est parce qu’Aymeric a eu le réflexe de me toucher l’épaule à ce moment, ou si c’est lié à autre chose, mais tout s’est à nouveau figé… sauf Aymeric et moi. Le gars que j’avais déjà croisé avant se tenait à l’entrée du bar. Il semblait fort étonné de trouver Aymeric convié à la fête, tout comme Aymeric qui ne comprenait pas ce qu’il se passait.

Les trois amis tournèrent les yeux vers Aymeric, qui confirma les dires en opinant du chef.

— Cette fois, j’ai enfin reçu plus d’explications. Il a dit être un kitsune, une créature surnaturelle. Une cérémonie se déroulera à Kamakura, ville qu’on a prévu de visiter à la fin du séjour. Cette cérémonie permettra à une créature comme lui d’obtenir de nouveaux pouvoirs. Là où ça devient incompréhensible, c’est que, selon lui, je participe moi aussi à cette cérémonie.

Simon fit une pause, reprenant son souffle. Il but une gorgée de thé froid, puis poursuivit.

— Ce qui nous mène à hier soir, au sanctuaire. J’ai senti le vent qui s’est mis à souffler, fort, bien trop fort. Puis, plus rien. Plus personne. Quelqu’un s’est approché de moi. Je ressentais une toute puissance et un profond respect face à lui. Comme face à un dieu. C’était Susanoo, le dieu de la tempête, mais aussi le dieu protecteur du lieu. Il s’est étonné que – je cite – » je n’étais au courant de rien ». J’ai cru qu’il allait m’exterminer, mais non. À la place, il m’a offert un éventail.

Là aussi, Simon sortit l’objet de sa poche puis le donna à ses amis.

— Voilà toute l’histoire, acheva-t-il. Je suis tout aussi perdu que vous. J’aurais du mal à le croire si quelqu’un me le racontait.

Alex, Jérémie et Esteban échangèrent un regard. Esteban attrapa la main de son ami et la serra.

— Merci de t’être confié à nous. Je t’avoue ne pas avoir tout compris, mais ce que je sais c’est que nous sommes là et serons là pour toi, quoi qu’il se passe.

Alex se leva et s’assit à côté de Simon. Il l’enlaça d’un bras.

— Je sais que tu n’es pas quelqu’un qui est du genre à raconter des bobards pour se faire mousser. Peut-être que toute cette histoire est réelle, ou qu’il y a une autre explication, mais on en découvrira le fin mot ensemble.

Jérémie gardait la tête baissée, la mâchoire serrée.

— Dites, Simon et Aymeric, vous nous faites une blague, c’est ça ?

Simon et Aymeric se retournèrent vers leur ami.

— Pas du tout, répondit Aymeric. Je peux t’assurer que j’ai assisté à ce qu’il s’est passé lorsque nous étions au bar. Je n’y comprends pas grand-chose non plus, mais ce que j’ai vécu n’était clairement pas naturel.

Jérémie tenait les poings serrés. Ses bras tremblaient légèrement.

— Ça vous amuse de vous moquer de moi ? fit-il, des sanglots dans la voix. Vous vous êtes tous mis d’accord pour vous payer ma tête ? Vous faites chier, les mecs !

Il bondit du banc, se précipita vers le torii en pierre en essuyant une larme du revers de la main, gravit les marches et disparut derrière les autels en pierre.
Tout le monde se regarda, ahuri, puis les visages se tournèrent vers Esteban. Il leva les deux mains devant lui, signalant que lui non plus ne comprenait pas l’attitude de leur ami. Il fit geste de se lever mais Simon se redressa avant lui et partit à la recherche de Jérémie.
Il déambula dans l’allée de pierre bordée d’autels, comportant tous des statuettes de kitsune. Il tourna sur la gauche, s’enfonça un peu plus, et retrouva son ami au bout de l’édifice. Il était de dos, en train de sangloter.

— Jérémie… ? appela Simon.

Ce dernier se retourna, les yeux rougis.

— Laisse-moi tranquille.
— Je te laisserai tranquille si tu le veux, mais avant j’aimerais comprendre ce qu’il se passe. Pourquoi es-tu dans un tel état ?

Jérémie ravala un sanglot en même temps que sa salive, puis fixa Simon dans les yeux.

— C’est Esteban qui vous l’a raconté, et ça vous a inspiré pour imaginer toute cette histoire absurde ?
— Qui nous a raconté quoi ? Je peux t’assurer que cette histoire n’a rien d’absurde. Tout ce que je vous ai raconté, je l’ai réellement vécu. Vas-tu me dire ce qu’il se passe, enfin ?

Jérémie essuya quelques larmes au coin des yeux. Il observa le visage de son ami et se dit que, peut-être, il ne se payait pas sa tête. Simon s’approcha de Jérémie.

— Que s’est-il passé ?
— Mon père. Je n’existe plus pour lui.

Simon analysa chaque mot, sans comprendre. Jérémie ne parlait pas souvent de sa famille. Il savait qu’il vivait encore chez ses parents, avec son frère. Ses parents étaient au courant de son homosexualité, mais il n’avait jamais donné plus de détails à ce propos.

— Pourquoi n’existes-tu plus pour lui ?
— Mes parents ont toujours pensé que j’étudierais les sciences, comme eux. Lorsque j’étais enfant, ils ont partagé le goût des sciences avec mon frère et moi en nous emmenant dans des musées ou en nous achetant des magazines sur le sujet. J’ai toujours adoré ça, moi aussi, et je pensais suivre le même chemin. Jusqu’au jour où j’ai suivi les cours de théâtre et que j’ai su que je voulais travailler dans ce domaine le restant de mes jours. Le jour où j’en ai parlé à mes parents, c’était au début de l’été, peu avant d’entamer la fac. Ils ne cessaient de me poser des questions concernant mon inscription, si je savais déjà quelle spécialisation je voulais suivre, et tout le reste. J’ai pris mon courage à deux mains, et je leur ai tout déballé. Je leur ai dit que je voulais suivre des études artistiques, que je voulais réaliser des films et, sans que je le veuille, j’ai aussi annoncé que j’étais gay.

Jérémie fit une pause. Il continuait de trembler. Était-ce de colère ? De peur ? De tristesse ?

— J’avais souvent anticipé le moment où je leur parlerais de mon homosexualité, mais je ne voulais pas que ça se déroule comme ça, dans ces conditions. Ma mère est devenue blême. Mon père, lui, fulminait. Il s’est mis à gueuler de rage. Il disait que j’étais la plus grosse erreur de sa vie. Que j’avais intérêt à me faire soigner si je voulais rester avec eux. Que déjà petit, j’inventais des histoires et lisais beaucoup trop au lieu de faire du sport ou de m’intéresser au foot, comme n’importe quel garçon « normal ». Qu’il ne voulait pas d’un « pédé » dans la famille et qu’il allait me remettre au pas. Mon monde s’est écroulé. L’homme en face de moi n’était pas mon père. Ce n’était pas l’homme avec qui j’avais passé mon enfance, avec qui j’avais rigolé, qui me parlait de son métier avec passion et me regardait avec amour. Ma mère s’est interposée à ce moment. Elle m’a envoyé dans ma chambre et j’ai entendu mon père qui a claqué la porte. Il est revenu deux heures plus tard. Je ne suis pas sorti de ma chambre ce soir-là. Le lendemain matin, ma mère est venue me voir. Elle m’a dit qu’il fallait attendre que la situation se calme. Que j’avais déjà suffisamment envenimé les choses. Elle parlerait à mon père, mais ça prendrait du temps.

Simon prit les mains de son ami dans les siennes. Il ne pouvait rien faire à part lui montrer qu’il était présent pour lui, et il espérait lui transmettre un peu de sa force.

— Je me suis inscrit dans la fac que je désirais, comme tu le sais, poursuivit Jérémie. Le temps a passé et mon père me parle encore de façon usuelle, mais j’ai l’impression qu’il ne me voit plus. Il ne me pose aucune question sur mes études, sur vous, sur ma vie. Je ne suis plus personne à ses yeux. Il y a quelques mois, j’ai surpris une conversation entre mon père et ma mère. Il lui disait que toutes ces histoires m’étaient montées au cerveau, que j’avais sans doute dû me faire influencer par mes prétendus amis et mon prof de théâtre de l’époque. Selon lui, j’étais une personne crédule prête à tout gober parce que je n’avais aucune personnalité. Ces mots m’ont transpercé le cœur.

Simon lâcha les mains de Jérémie et le prit dans ses bras. Ils restèrent là, à s’enlacer, en silence. Simon relâcha l’étreinte et saisit Jérémie par les épaules.

— Ecoute-moi bien, Jérèm. Tu es la personne la plus créative, la plus humaine et la plus bienveillante que je connaisse. Tu réponds toujours présent pour aider tes amis, sans rien attendre en retour. Tu possèdes une capacité que peu de personnes ont et qui, pourtant, serait utile à toute l’humanité : la compassion. Je suis vraiment désolé pour tout ce que tu as dû vivre. J’aimerais tant pouvoir t’aider à améliorer la situation avec ton père. Par contre, je peux te certifier que tu es une personne formidable. Tu suis ton cœur, et ça te mènera loin. Peut-être qu’un jour, ton père remarquera qu’il est passé à côté d’un fils extraordinaire, et qu’il reviendra vers toi. Sache en tout cas que tout ce que je vous ai raconté, je ne l’ai pas inventé, encore moins pour me moquer d’une des personnes que j’aime le plus sur Terre. Si tu préfères rester à l’écart de tout cela, je le comprendrai. Je voulais simplement vous informer de toute cela, pour que vous ne vous inquiétiez pas si, à nouveau, vous me voyez reprendre mon souffle après une rencontre irréelle.

Jérémie lut la sincérité et l’amour dans les yeux de Simon. Ils se serrèrent à nouveau dans les bras.

— Merci, Simon. Désolé si j’ai cru que tu voulais te foutre de moi. Toute cette histoire est revenue et, à chacun de tes mots, je sentais mon cœur qui se serrait un peu plus, comme dans un étau. J’aimerais être à tes côtés, comme tu l’es pour moi aussi. Même si je n’ai parlé de tout cela qu’à Esteban, votre présence à tous les quatre me fait tellement de bien, t’imagines même pas. C’est vous qui me permettez d’avancer, de me tenir à mes choix et qui me soutenez jour après jour. Si tu recroises donc le chemin de ce renard, préviens-moi. On verra si on peut le mettre en cage.

Jérémie fit un clin d’œil à Simon, ce qui les fit tous les deux rire. Ils se mirent à marcher sur le chemin de pierre, refaisant le trajet en sens inverse. Ils arrivèrent au-dessus des marches, devant le petit sanctuaire où il était possible de faire une prière. Esteban, Alex et Aymeric rejoignirent leurs amis.

— Ça va, les mecs ? demanda Aymeric.
— Au top ! dit Jérémie en souriant, les yeux encore rougis des larmes.
— Ça vous dit de faire un vœu ? proposa Esteban. Nous nous trouvons juste devant le sanctuaire le plus élevé du lieu. On l’a mérité, je pense.
— Quel vœu fait-on ? interrogea Alex.
— J’ai une petite idée, répondit Simon en jetant un regard furtif vers Jérémie.

Chapitre 12 – Inari

— Tout le monde est prêt ? demanda Simon à ses amis.

La bande des cinq était alignée devant la boîte à offrandes.

— Let’s go ! cria Aymeric avec enthousiasme.

Ils lancèrent chacun une pièce de cinq yens en direction de la boîte en bois. Elles ricochèrent sur les lattes parallèles puis rejoignirent les autres pièces. Simon attrapa le cordon qui pendait devant lui et fit résonner le suzu, la cloche géante.
Les cinq jeunes hommes s’inclinèrent deux fois, frappèrent ensuite deux fois dans les mains, puis s’inclinèrent une fois de plus. Ils firent leur vœu, gardant les mains collées dans la position gasshō. « Veillez sur mes proches et aidez-les à trouver la paix », souhaitèrent-ils à l’unisson, au fond de leur cœur.
Simon sentit des picotements au niveau de son poignet. Une boule de chaleur gagna sa main, son bras, son corps en entier et s’étendit autour de lui. Ça recommence, pensa-t-il. Lorsqu’il ouvrit les yeux, ses amis étaient toujours présents à ses côtés. À leur tour, ils rouvrirent leurs yeux et remarquèrent que quelque chose avait changé. L’air ambiant était parsemé de nuages de brume bleue nacrée et les clients de la boutique avaient disparu.

— C’est moi ou c’est devenu étonnamment coloré par ici ? s’inquiéta Alex.
— Il s’est passé exactement la même chose dans le bar, confirma Aymeric. Par contre, l’air était plutôt orangé, et non bleuté.

Ils entendirent des bruits venant du chemin en pierre. Des bruits de pas. Plus rapides qu’un humain. Plus saccadés. Plus légers. Un animal bondit et atterrit sur le toit sombre du sanctuaire. Surprise, la bande des cinq esquissa un mouvement de recul. Au-dessus d’eux, un renard blanc, identique aux représentations présentes un peu partout à Fushimi Inari Taisha. Se pourrait-il que la divinité Inari elle-même se soit présentée à eux ?
Simon s’inclina devant le kitsune, puis ses amis l’imitèrent.

— Pourquoi m’avez-vous appelé ?

La voix d’Inari résonnait directement dans la tête de chacun de la bande. Jérémie saisit la main d’Esteban tandis qu’Alex et Aymeric se tournèrent vers Simon.

— Excusez-nous, Inari, mais il doit y avoir méprise. Nous ne vous avons pas appelé. Nous avons simplement fait une offrande, et ensuite un vœu pour protéger nos proches.
— J’ai entendu l’appel. J’ai perçu votre désir commun. Qu’as-tu à ton poignet ? Je vois. C’est ton bracelet qui a pu m’appeler.
— Mon bracelet ? répéta Simon, incrédule.

Il l’observa et remarqua directement que quelque chose avait changé. Un comptage rapide lui confirma ses soupçons : il ne restait plus que treize billes bleues et nacrées.

— Tu as compris, je vois, dit Inari. Cinq billes pour cinq personnes. C’est pour cela que vous vous tenez tous devant moi. Je constate à mon tour que ce qu’on raconte sur toi est donc vrai.
— Que raconte-t-on ? interrogea Simon.
— Qu’un humain étranger à notre contrée s’éveille et participera à la cérémonie. Intéressant.

Aymeric fit un pas en avant.

— Ça suffit avec vos réponses énigmatiques et vos messages codés, s’emporta-t-il. Ça vous plaît tant que ça de vous moquer de notre ami ? Depuis qu’on est arrivé, il ne cesse de se passer des événements étranges, et personne ne lui fournit le moindre indice. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il y aura une prétendue cérémonie à Kamakura, et ce moment approche à grands pas. Simon n’est pas une créature surnaturelle comme vous. C’est un humain. Un simple humain, bon dieu !

Inari scruta Aymeric. Ses babines se retroussèrent légèrement. Une grimace ? Un sourire ?

— Une belle confirmation de votre amour les uns pour les autres, répondit la divinité.

Inari sauta du toit du sanctuaire et atterrit juste devant la bande des cinq, qui recula d’un pas vers les marches. Le dieu s’assit, leur indiquant qu’il était disposé à répondre à quelques questions.

— Pourquoi apparaissez-vous devant nous tous ? demanda Esteban.
— Le bracelet que porte Simon provient de mon sanctuaire. Contrairement à ce que pensent les visiteurs, cet objet a de réels pouvoirs, pour ceux qui savent l’utiliser. Tu t’es senti attiré par ce bracelet, est-ce exact ?

Simon confirma sa demande d’un hochement de tête.

— Il t’attendait. Chaque bille correspond à un désir que tu souhaites voir réaliser. Sans doute que la prière alliée à la conversation que vous avez eue ensemble a permis de me rendre visible à vous tous.
— Une bille par personne, donc, murmura Simon en faisant tourner les billes autour de son poignet. Si je comprends bien, j’ai donc encore droit à treize souhaits ?
— Le mot « souhait » est un peu fort, mais c’est l’idée. Sache cependant que certains désirs demandent plus d’énergie que d’autres, et coûtent donc plus cher. Je sais que d’autres t’ont déjà offert des cadeaux. Considère cela comme le mien.
— Pourquoi m’offrez-vous des cadeaux, comme vous dites ? Est-ce pour me protéger d’une menace ?
— Malheureusement, même pour une divinité comme moi, l’avenir reste encore trop flou. Dis-toi plutôt que ces cadeaux t’aideront à te comprendre et à te réaliser.
— Mais je ne suis pas un être surnaturel ! s’insurgea Simon.
— Tu sais, le folklore japonais est rempli de créatures surnaturelles de toutes sortes. Outre les divinités, il y a des créatures nées surnaturelles, mais aussi d’autres qui le deviennent. Il peut s’agir d’objets, d’animaux et, dans de très rares cas, d’humains comme toi. Il y a cette force en toi, Simon. Cette étincelle qui est perçue par tous les êtres à la ronde. Il ne tient qu’à toi de la faire grandir. Dans la tradition shinto, tout être vivant possède une âme. Cette âme est fragmentée en quatre et définira chaque être dans son essence. Lorsque les quatre âmes sont équilibrées, elles donnent accès à son « vrai moi », qu’on appelle nahohi mitama, l’esprit du soleil droit. Il s’agit du kami intérieur, l’esprit-enfant du kami créateur de l’univers. J’ai conscience que tout ce que je te raconte n’est sans doute pas très cohérent pour toi. Pour une raison qui nous échappe, tu pourrais avoir accès à ton kami intérieur. Ce faisant, cela ferait de toi un être surnaturel au même titre que nous, mais nul ne sait comment y parvenir ni ce dont tu seras capable. C’est à toi à trouver ta voie.

Simon restait immobile, sonné par la quantité d’informations qu’il venait de recevoir.

— Comment peut-on l’aider ? demanda Jérémie qui tenait toujours la main d’Esteban.
— Comme vous le faites déjà. Simon a peut-être la capacité d’utiliser les billes de son bracelet pour réaliser certains prodiges, mais vous aussi, vous possédez vos propres ressources.

Chacun de la bande était perdu dans ses pensées suite au message délivré par la divinité. Ils recevaient enfin des réponses claires à leurs questions, mais ils se sentaient encore plus perdus qu’avant.

— Nous nous reverrons, Simon. Je serai présent lors de la cérémonie. Je suis curieux de voir comment tu auras évolué d’ici là.

Simon, puis les quatre amis, s’inclinèrent devant Inari. Le kitsune se retourna et fila sur le chemin de pierre, disparaissant rapidement entre les autels. La brume bleu nacré s’évapora, le soleil reprit son intensité et le bruit des badauds revint aux oreilles des jeunes hommes. Ils restèrent immobiles, en silence, décontenancés par cette rencontre avec le dieu.
Une personne se racla la gorge derrière eux.

— Excuse me. Do you want to pray ? demanda une jeune femme japonaise à l’adresse du groupe.
— Non, excusez-nous, vous pouvez y aller, répondit Simon en japonais.

Elle le remercia d’un signe de tête et se planta devant la boîte à offrandes. La bande des cinq tourna les talons et descendit les marches jusqu’à la boutique de souvenirs. 

— Vous me croyez, à présent ? demanda Simon, sur la plaisanterie.
— Tu n’imagines même pas… répondit Alex.
— Bon, laissons ça de côté pour le moment. J’ai la tête comme un seau, fit Aymeric. Cette histoire d’âme coupée en quatre et de kami intérieur, c’est du chinois pour moi. Enfin du japonais ! Ça vous va si on redescend à l’aise et qu’on part rejoindre les filles à Kyoto ?

Ils marquèrent tous leur accord et entamèrent la descente. Là aussi, le tunnel de torii continuait. Vu le peu de visiteurs qui se rendait jusqu’au sommet du sanctuaire, cela permit à la bande de prendre le temps d’admirer les portes couleur vermillon, de prendre quelques photos souvenirs et d’enregistrer une vidéo du passage de portes à travers ces dizaines de torii qui se succédaient. Ils restèrent ensemble, soudés, s’attendant les uns les autres si un membre du groupe ralentissait pour un cliché ou pour boire une gorgée d’eau. Le parcours différait de celui à l’aller, ce qui leur permit de profiter un peu plus de ce lieu empreint de respect et de beauté.
Alors que la nature laissait doucement place aux bâtisses, et que les premières maisons apparaissaient à l’horizon, les cinq amis longèrent un shamusho. L’attention de Simon fut attirée par un chat blanc dont la tête était noire et qui se tenait juste à côté d’omikuji, les prédictions à tirer au sort. Contrairement à ceux achetés précédemment, ceux-ci étaient cachés au cœur d’une statuette en forme de kitsune blanc. Le client pourrait ainsi se procurer une prédiction, mais aussi garder l’effigie en guise de souvenir.

— Attendez-moi, j’arrive, lança Simon à la ronde.

Les quatre amis attendirent sur le chemin tandis que Simon s’écarta, et s’approcha du bureau du sanctuaire. Le chat tourna la tête vers lui, le regarda dans les yeux, émit un miaulement – » nyâ » – puis pointa le museau vers une des statuettes. Simon la choisit elle, sortit l’argent de son portefeuille et paya l’employée. Il fit un pas de côté, retourna l’objet et récupéra la prédiction. Sue-kichi, lut-il. Chance future. Une prédiction positive, à présent. Était-ce grâce à la rencontre avec Inari et aux informations qu’il avait reçues ? Si ça se trouvait, cela n’avait rien à voir, mais c’était grâce à ce chat. En se mettant à l’écoute des signes, en observant ce qui l’entourait mais également les personnes autour de lui, peut-être parviendrait-il à trouver le fin mot de cette histoire abracadabrante et à se libérer de tout ça ?
Il replia la prédiction, qu’il replaça dans la statuette. Il remercia le chat d’une caresse sur le front puis il rejoignit la bande en rangeant l’objet dans sa sacoche.
Ils arrivèrent à l’immense place tout en bas du sanctuaire. La foule avait bien grossi, si bien que c’était la cohue. Ils passèrent par la grande boutique générale et firent quelques achats. Alex trouva un porte-clé en forme de chat duquel pendaient des câbles USB, micro-USB, lightning et USB-C. « Super pratique », dit-il en découvrant l’objet dans le magasin. Ses amis ne comprirent pas trop en quoi ça pouvait être super pratique, mais il semblait content de l’achat.
Ils arrivèrent dans la rue entre les deux torii qui était bordée de multiples échoppes.

— Ça vous va si on se prend un truc à bouffer ici ? demande Esteban. Je commence à avoir faim.
— Avec tout ce que tu as mangé ce matin, tu as déjà faim ? s’étonna Jérémie.
— Ben oui, c’est que ça creuse, toute cette histoire ! Quelqu’un veut goûter à ces petits gâteaux ?
— Non, hors de question, fit Aymeric. J’ai prévenu Fanny qu’on se mettait en route. Elle m’a donné le lieu de rendez-vous, et m’a dit de ne pas manger avant de s’y rendre. Désolé, mais tu vas devoir un peu patienter.
— Pfff, j’ai trop la dalle, moi.

Esteban avait beau se plaindre, il fut obligé de suivre le groupe sans pouvoir acheter quoi que ce soit. En marchant vers la gare, il fouillait dans son sac à dos.

— Il me semble que j’avais acheté des crackers à la gare, moi, marmonnait-il.

Chapitre 13 – Charlotte et Fanny

Le trajet en train de la ligne Keihan Main Line reliait la gare de Fushimi-Inari à celle de Sanjo en dix minutes à peine. À mi-trajet, le train longea la rivière Kamogawa, ce qui offrit un spectacle apaisant à la bande des cinq suite aux aventures tumultueuses de la matinée.
Cinq minutes de marche à peine, et ils débouchèrent dans une ruelle qui ne semblait rien avoir d’exceptionnel. Ils s’arrêtèrent devant un panneau fait de taule ondulée rouge dont un rectangle au centre avait été coupé et fixé sur une tige de métal. Cela rendait le panneau central mobile, le faisant tournoyer sur lui-même. Il y était inscrit キチキチ,  « Kichi Kichi ».

— Si j’en crois les indications, c’est ici, dit Aymeric.

Ils étaient regroupés devant la porte transparente du restaurant encore fermé à la clientèle. Simon regarda les quelques informations visibles depuis l’extérieur, puis se gratta le sommet du crâne, perplexe.

-— T’es certain ? Si j’en crois ce qui est dit, le restaurant n’ouvre qu’en fin de journée. Et la réservation est obligatoire.

Aymeric haussa les épaules en même temps que ses sourcils, marquant son ignorance concernant la situation.
Bruits de talons qui claquèrent sur le sol. Gloussements.

— Le ryokan était joliment décoré, dans le style Japon, quoi. Le service laissait un peu à désirer. L’agence a bien insisté : on ne cherche que la qualité pour notre nouveau circuit « Trendy Japan ».

Fanny terminait d’expliquer son point de vue à Charlotte lorsque les deux jeunes femmes apparurent au coin de la ruelle.
Fanny retira ses lunettes de soleil, vit les cinq jeunes hommes et leur fit signe de la main.

— Timing parfait, mes chéris ! Bravo.

Aymeric s’approcha de sa copine, posa ses mains sur ses hanches et fit mine de l’embrasser.

— Attention, mon choubidou. Il ne faudrait pas que tu froisses mon ensemble, j’en ai encore besoin pour mes visites de l’après-midi.

La jeune femme portait une jupe et un blazer de couleur orange cantaloup. Charlotte, elle, était vêtue d’un blazer de couleur vert kelly, ainsi que d’une jupe fendue du même coloris, ce qui mettait sa chevelure rousse en valeur.
Aymeric s’écarta doucement de Fanny, l’air franchement déçu.

— Tu es certaine de ton coup, Fanny ? questionna Alex, perplexe. Le restaurant semble fermé sur l’heure du midi.
— Ne t’inquiète pas, j’ai réservé l’endroit pour nous. Nous lui envoyons de très nombreux clients et il a accepté de nous rendre ce petit service.

Elle poussa la porte et pénétra dans le restaurant. Le propriétaire, un homme aux cheveux longs ondulés teints en châtain, portant un béret rouge sur la tête, s’affairait déjà en cuisine.

— Hi-iiiiiiiiiiiiii, s’écria Fanny en l’apercevant.

Il salua la jeune femme et proposa au groupe de s’installer sur un des sièges face au comptoir. Le lieu était exigu et ne pouvait accueillir guère plus de huit personnes. S’installer au comptoir donnait une vue imparable sur la cuisine ouverte, permettant d’observer chacun des gestes du chef ou de ses employés tout en papotant avec eux.

— Pour plus de facilité, j’ai déjà passé la commande du repas. J’ai choisi le célèbre Kichi Kichi omurice. Un de ses plats emblématiques !

Très rapidement, tout le monde comprit que le chef était un vrai trublion. Aidé de deux collègues, il attrapa les poêles suspendues au mur, alluma les feux de sa gazinière, sortit les ingrédients et commença la préparation des plats à base de riz et d’omelette. Chacune de ses étapes était ponctuée d’un cri, d’un rire, de vocalises, faisant de ce repas un véritable spectacle avant tout. Pendant que les plats cuisaient sur le gaz, le chef appela ses deux collègues et les jeunes femmes se mirent de part et d’autre autour de lui. « Kichi Kichi dance ! » cria-t-il. Ils frappèrent dans leurs mains, les joignirent, les firent onduler puis tourner et se renverser. Ils se déhanchèrent, mimèrent un toit au-dessus de leur tête, le tout dans une synchronicité approximative. Par contre, les trois étaient remplis d’enthousiasme tout en chantant – criant ? – « Omurice » et en dansant.

La bande des cinq ne comprenait pas tout ce qu’il se passait devant leurs yeux, mais ce n’était pas grave. Ils avaient vécu un moment étrange il y avait moins de deux heures. Se retrouver dans ce lieu, face à ce chef débordant de joie de vivre, cela leur faisait le plus grand bien.

— Tu connaissais cet endroit ? demanda Alex à Charlotte, assise juste à sa gauche.
— Pas du tout, c’est la première fois que je viens ici, moi aussi. Fanny m’en avait déjà parlé, j’étais curieuse de venir y manger un bout. Le chef met l’ambiance, c’est clair.

Alex profita de cette proximité pour observer plus attentivement le visage de la jeune femme. Il essayait de lui trouver le moindre défaut, mais rien ne lui venait en tête. Un nez fin et gracieux, des lèvres ourlées, quelques taches de rousseur et, surtout, des yeux dans lesquels il pourrait se noyer.

— Votre séjour se passe comme vous le désirez ? demanda-t-elle.
— Avec quelques surprises, mais ça fait partie de l’expérience, non ?
— Rien d’embêtant, j’espère ? fit-elle, les lèvres boudeuses. Si nous pouvons vous aider à rendre cette expérience encore plus incroyable, nous nous y attèlerons.

La commerciale avait pris le relais. Pourtant, il avait la sensation d’avoir aperçu une lueur particulière dans ses yeux alors qu’elle avait prononcé ces quelques mots.

— Travailler dans une agence de voyages, spécialisée sur le Japon qui plus est, doit être passionnant.
— Ça l’est. Je suis ravie d’avoir pu rejoindre l’équipe. Dans la vie, rien ne se passe comme on l’imaginait. Pourtant, tout semble se mettre en place de manière fluide depuis que je travaille là.
— Tu as connu des déboires ?
— Des déceptions, plutôt.

Charlotte baissa les yeux. Elle semblait affligée par les souvenirs qui lui revenaient en mémoire.

— On se connaît à peine, commença Alex sur un ton rassurant, mais c’est parfois plus facile de se confier à un étranger.
— Merci.

Alex remarqua que la jeune femme souriait, mais que ses yeux étaient emplis de tristesse.

— La vie ne m’a pas fait de cadeau, poursuivit-elle. J’ai été mise à l’écart depuis mon enfance. Non, dès ma naissance, en fait. J’ai fait ce que j’ai pu pour m’intégrer, mais je me sentais toujours exclue. Certains me rabrouaient ou se montraient hostiles avec moi, sans que je sache pourquoi. J’ai dû apprendre à ne compter que sur moi-même. On m’a souvent mis des bâtons dans les roues. Pourtant j’ai tenu bon. Moi aussi j’ai des rêves, et je suis prête à tout pour les réaliser. Je crois vraiment que je suis arrivée au bon endroit au bon moment, et que la rencontre avec Fanny a été providentielle.
— Je comprends ce que tu dis. Ce que tu as vécu semble avoir été beaucoup plus dur que ce que moi j’ai vécu. Pourtant, très jeune, j’étais moi aussi laissé de côté par les autres. Je ne me sentais jamais bien dans un groupe, la pression était insupportable. Jusqu’au jour où j’ai rencontré Simon et les autres. Leur amitié m’a permis de me sentir accepté. Aimé. Ils rendent ma vie plus belle, et font de moi une meilleure personne. Peut-être que ton amitié naissante avec Fanny t’aidera, toi aussi.
— Peut-être… mais ne va pas lui raconter tout ça. Elle a déjà bien assez la grosse tête, il ne faudrait pas en rajouter, répliqua Charlotte en riant et en lançant un clin d’œil au jeune homme.
— Omuriiiiiiiiiiiiiiiceeeeeee.

Le chef et ses acolytes placèrent une assiette devant chaque personne attablée. Au centre de celle-ci, du riz et des légumes servis dans une sauce demi-glace. Il récupéra ensuite les poêles et fit glisser une omelette ovale, gonflée, joliment dorée qui atterrit sur le nid de riz. Il attrapa un couteau, fendit chaque omelette qui, doucement, s’ouvrit et recouvrit le riz.

— Sugoi ! cria Fanny tout en applaudissant.

Le chef s’inclina devant ses clients tout en se retirant pour les laisser manger tranquillement.
Simon saisit un morceau d’omelette avec ses baguettes. Il le trempa dans la sauce et goûta. L’omelette avait la texture optimale, ni trop cuite, ni trop baveuse, et la sauce qui l’accompagnait amenait une profondeur de goût insoupçonnée. Ce plat, d’apparence simple, était un délice. Le riz et les légumes restaient encore légèrement croquants sous la dent, gage d’une cuisson parfaite. Il ne pouvait pas s’arrêter de manger. En tournant la tête vers sa gauche, Esteban avait déjà vidé plus de la moitié du plat alors que lui n’en avait même pas fini le quart.

— Ça semble lui plaire, dit Aymeric, assis à droite de Simon.
— Il nous a bien fait comprendre qu’il avait la dalle. Qu’il n’ose plus prétendre avoir encore faim après ce plat !
— Tu aimes, mon choubidou ?

Fanny avait murmuré cette question aux oreilles d’Aymeric.

— C’est parfait. Comme toi, ma chérie.
— T’es bête comme une cébette ! répondit-elle.

Alors qu’elle souriait, un morceau de céleri collé sur son incisive gauche fut visible, ce qui fit rire Aymeric.

— Qu’y a-t-il ?
— Non, rien. Parfait, comme je disais. Ce voyage au Japon avec la bande est un rêve, mais de pouvoir voler quelques instants à tes côtés, c’est un cran au-delà. Ça en devient magique. Tu n’imagines même pas à quel point.
— Magique ? Carrément ? s’étonna Fanny. Que s’est-il passé de si particulier ?

Aymeric était tenté de se confier à sa petite amie et de lui raconter les événements de ces derniers jours. Il avait toujours été franc dans ses relations amoureuses. Trop franc, parfois. Cet aspect de sa personnalité avait déjà mené à de grosses engueulades, voire à des ruptures avec certaines ex-petites amies. Il n’y pouvait rien, il était comme ça. Il n’aimait pas les faux-semblants et attendait de la franchise de la part de sa copine, mais aussi de ses proches.
D’un simple mouvement, il regarda chacun de ses amis installés au comptoir, tout sourire, occupés à profiter de ce moment unique. Il savait que niveau franchise, il pouvait compter sur eux. Pourtant, malgré son tempérament, il sentait que divulguer toute cette histoire à Fanny n’était pas une bonne idée, ne serait-ce que par respect pour son meilleur ami.

— Le voyage, dans son ensemble. Merci encore à toi pour l’organisation, murmura-t-il à la jeune femme en l’embrassant sur la joue.
— Que veux-tu ? Tu as fait appel à la meilleure. Je suis certaine que le voyage vous réservera encore son lot de surprises !

Le repas terminé, ils remercièrent le chef et son équipe et quittèrent l’établissement. Ils marchèrent en direction de la gare, lieu où la bande des cinq prendrait congé des deux jeunes femmes qui avaient encore des visites de prévues dans l’après-midi.

— Quel programme pour la suite de la journée ? interrogea Charlotte.
— Une balade le long de la rivière et un tour au marché Nishiki, si cela convient toujours à tout le monde, proposa Simon. Reste à voir dans quel ordre.

Esteban, tel un chat qui reconnaît le bruit des sous-tasses qui s’entrechoquent avant de recevoir sa pâtée, leva la tête et braqua son regard sur Simon.

— Un marché ? Il va y avoir de bonnes choses à grignoter, par là. Si on y allait d’abord ?
— Mais comment fais-tu pour bouffer autant et rester aussi mince ? railla Jérémie.

Esteban n’était pas aussi musclé qu’Aymeric, mais il avait un corps dessiné et des abdos saillants, sans faire le moindre sport et en mangeant parfois comme quatre. Cela attisait parfois la jalousie de Simon et Jérémie, qui prêtaient attention à leur alimentation et pratiquaient une activité physique régulière, avec moins de succès que lui cependant.

— Que veux-tu, mon cher. Certains appellent ça le talent.
— Moi, j’appelle ça les gènes, bougonna Jérémie.

Les filles saluèrent le groupe et s’engouffrèrent dans la gare. La bande des cinq revint sur ses pas et se dirigea vers le marché Nishiki, dont l’entrée se trouvait à une dizaine de minutes à pied.
Alors qu’ils avançaient sur les rues pavées, Jérémie, quelques pas derrière Esteban qui imposait un bon rythme de marche, en profita pour observer discrètement son ami. Ils se connaissaient depuis des années à présent, mais le spectacle auquel il venait d’assister au sanctuaire Fushimi Inari Taisha l’avait bousculé dans ses convictions. Cette bande s’aimait sincèrement, c’était indéniable. Jérémie était prêt à aider n’importe lequel d’entre eux si la situation l’exigeait. Pourtant, son cœur se serrait un peu plus en pensant à Esteban. Ce sentiment était-il né durant ce voyage au Japon, ou était-il plus ancien ? Tombait-il amoureux d’Esteban ? Si tel était le cas, que devait-il faire ? Dévoiler ses sentiments à son ami signifiait courir le risque de se faire rejeter… et de mettre à mal l’amitié du groupe. Et si toute cette histoire n’était pas juste liée à ce qu’ils avaient vécu la matinée, et à rien d’autre ? En rentrant chez eux, sans doute qu’il réaliserait qu’il n’avait toujours été question que d’une amitié sincère entre eux deux, rien de plus.
Esteban se retourna, sentant un regard posé sur lui. Il vit que Jérémie l’observait.

— Et quoi ? Tu te mets à mater mes fesses, toi, maintenant ?
— Oh non, tu ne vas pas commencer toi aussi, s’écria Simon. Vous avez vraiment un problème avec vos fesses, les gars !

Chapitre 14 – Esteban et Jérémie

L’entrée de Nishiki Market ressemblait plutôt à une rue entre deux immeubles qu’à une porte menant vers un immense complexe. Un tissu rigide pendait six mètres au-dessus du sol. Sur fond couleur crème, quelques carpes koï évoluaient parmi des plantes aquatiques. Malgré la taille du bâtiment, le marché s’étendait tout en longueur, sur cette immense ligne droite qui s’ouvrait devant eux. Il y faisait relativement sombre, malgré la lumière extérieure, mais des panneaux en néon blancs cassaient l’obscurité ambiante tout en éclairant le nom de chaque commerce qui y vendait ses produits.

— Oooooh, vous sentez ça ? se languit Esteban.
— Quoi ça ? L’odeur de friture ? répondit Alex.
— Non. L’odeur de la gourmandise ! Bon, j’y vais, moi. Je commence à avoir un petit creux.

Les quatre amis échangèrent un regard, l’air déploré.

— Attends un peu, dit Aymeric, retenant Esteban dans son élan. Il y a du monde et la rue n’est pas franchement très large. Si on se donnait une heure de rendez-vous ?
— Bonne idée, fit Alex. Rendez-vous ici dans une heure ? Tu auras le temps pour tout goûter, Esteban ?

Le jeune homme réfléchit sérieusement à la question de son ami, ne comprenant pas qu’il s’agissait avant tout d’une boutade.

— Disons plutôt une heure et demie. C’est bon ? Je peux y aller à présent ?
— Oui c’est bon. Et bon appétit, lança Alex alors qu’Esteban s’élançait déjà vers les premiers commerces.

Jérémie s’excusa d’un geste auprès de ses camarades et se mit à la poursuite de son ami. Il ne restait que Simon, Aymeric et Alex à l’entrée du marché.

— Et vous, vous comptez faire quoi ? questionna Alex.
— Je ne compte pas manger, répondit Aymeric. Un corps d’athlète comme le mien, ça ne s’improvise pas.
— Moi non plus, fit Alex. Le repas de ce midi était tout bonnement excellent et m’a bien calé. On profite juste de l’ambiance du lieu, alors ?
— Vous pouvez y aller ensemble, proposa Simon. Je vais garder un œil sur les deux autres. Entre Esteban qui va sans doute vouloir goûter à tout et Jérémie qui peut avoir quelques problèmes de ponctualité, je jouerai le rôle du gardien du temps.

Aymeric et Alex entrèrent donc dans le marché et disparurent rapidement au milieu de la foule. Simon, lui, ne devait faire que quelques pas pour retrouver Esteban, s’extasiant devant le comptoir d’une boutique. Dans une bassine bleue en plastique, des tiges en bois étaient enfoncées dans de la frigolite. Sur les tiges, de petits poulpes laqués dont la tête avait été fourrée d’un œuf dur de caille.
Esteban tendit un billet de mille yens à la vendeuse, qui lui rendit deux pièces. Esteban choisit l’un des poulpes, se décala contre un mur et mordit dans la tête de l’animal. Il ouvrit de grands yeux et se mit à gémir, la bouche pleine.

— ‘Uper bon !

Il s’attaqua ensuite aux tentacules pendant que ses deux amis l’observaient, se demandant une fois de plus où il stockait toute cette quantité de nourriture.
Nishiki Market était une caverne d’Ali Baba pour tous les amateurs de street food. De nombreux commerçants y proposaient des poissons et fruits de mer, crus ou cuits de multiples manières, algues, crackers, daifuku fourrés à la pâte de haricots rouges et à la fraise, légumes marinés, oursins, tempurasushinatto, et même quelques fruits d’une perfection étonnante emballés individuellement dans des sachets en plastique.
Esteban s’arrêtait souvent. Très souvent. Son budget voyage en prit un sacré coup. Il semblait cependant ravi de goûter à tous ces mets, son visage s’illuminant à chaque bouchée. Quand le goût le surprenait dans le bon sens du terme, il improvisait une danse de la joie, proposant ensuite à ses deux amis de goûter.
Jérémie profitait de l’instant. Il avait le cœur rempli de questions, mais voir autant de joie de vivre émaner de son ami le rendait heureux.
Après plus d’une heure de petites dégustations, les trois amis approchaient enfin de la fin du marché. Ils furent étonnés de voir un torii en pierre sur le chemin, et des lanternes en papier caractéristiques d’un sanctuaire.

— On va voir ? proposa Simon.

Le sanctuaire n’était pas très grand. À l’entrée, le temizuya leur permit de se purifier à l’aide de l’eau de la fontaine. À quelques pas de là, une statue en bronze de vache allongée, pattes recroquevillées. Un petit groupe d’étudiants, portant tous le même uniforme, s’était rassemblé autour et caressait l’animal. Jérémie s’approcha d’un petit panneau d’informations et lut ce qui y était indiqué.

— Il semblerait que ce kami soit vénéré par les étudiants. Ça vous tenterait, un peu de chance ?

Simon, Jérémie et Esteban s’approchèrent de l’animal à tour de rôle et caressèrent sa tête.

— Alors ? Vous sentez la connaissance vous envahir ? plaisanta Esteban.
— Je sens surtout que l’heure de rendez-vous approche et qu’on devrait faire demi-tour, lança Simon.

Se frayer un chemin parmi la foule n’était pas chose aisée, mais la petite bande retrouva Aymeric et Alex qui patientaient gentiment à l’entrée.

— Étonnant… murmura Alex en fixant Jérémie.
— Quoi donc ?
— Que tu sois une fois de plus à l’heure. Je ne te reconnais plus.
— Cette fois, faut avouer que c’est grâce à Simon. Vous avez apprécié le marché ?
— Nous y avons fait un tour, puis nous sommes allés dans le centre commercial attenant, reprit Aymeric. On est tombé devant un bar à loutres. Vous imaginez ? Un bar à loutres ! On connaissait les neko cafés, mais pas ça.
— Pauvres bêtes, se lamenta Esteban.
— Oui, enfin, dit celui qui vient de se bouffer je ne sais combien de poissons et de fruits de mer sur le marché ! L’hôpital, la charité, tout ça, tout ça. Ça ne te rappelle rien ? rétorqua Jérémie.

Esteban esquissa un demi-sourire. Il n’était pas tant gêné par ses propos, non. Il se souvenait plutôt de toutes les délicieuses spécialités auxquelles il venait de goûter.

— On a aussi trouvé un magasin qui ne vendait que des pommes d’amour. Certaines étaient recouvertes de thé vert, de cacao, de sésame noir, de cannelle et même de sel ! On s’est laissé tenter par la version à la cannelle pour moi, et au thé torréfié Hojicha pour Alex.
— Ha ha ! Pris en flagrant délit. Vous me critiquiez, mais vous aussi vous avez mangé quelque chose ! s’emporta Esteban.
— Oui, enfin, ils ont mangé une pomme quoi. Toi, tu t’es arrêté à chaque stand.

La remarque de Simon fit rire tout le monde. Ils en avaient parlé, il était plus que temps d’une balade digestive le long de la rivière Kamogawa
Le soleil tapait fort, depuis leur arrivée au Japon. Ils avaient l’impression de s’être habitués à la chaleur, même s’ils se mettaient à transpirer dès qu’ils mettaient un pied dehors. Ils buvaient bouteille d’eau sur bouteille d’eau, très souvent achetées dans les distributeurs automatiques ou les konbini. Même Alex, consommateur compulsif notoire de Coca-Cola, s’était mis à l’eau durant les heures chaudes de la journée.
Entrer dans un magasin climatisé leur apportait un peu de fraîcheur, un répit de courte durée car le bloc de chaleur les rattrapait dès leur sortie. Ils avaient cependant l’impression que l’air était un peu plus respirable à Kyoto. Peut-être que la rivière qui traversait la ville y jouait un rôle. En s’approchant des berges, pourtant exposées en plein soleil, ils sentirent un petit courant d’air qui leur fit le plus grand bien.
De nombreuses personnes croisèrent leur route : cyclistes, joggeurs, familles avec poussette, groupes d’enfants, jeunes couples en devenir. Les rives paraissaient être un lieu de rencontres et de détente fort prisé par les Japonais.
La journée avait été chargée et pleine de surprises. Cet instant de calme en fin d’après-midi leur faisait le plus grand bien.
Durant la balade, ils remarquèrent des dizaines de personnes installées sur un petit muret végétal. En parallèle de la rivière coulait un petit ruisseau. Les passants à l’arrêt avaient retiré leurs chaussures et trempaient leurs pieds dans cette eau fraîche.

— Ça, c’est une bonne idée ! s’enthousiasma Simon. Si on se posait un peu ici et qu’on se rafraîchissait les pieds ?

Ils furent tous séduits par l’idée, alors ils s’installèrent, ôtèrent leurs chaussures et soquettes, puis trempèrent doucement leurs pieds dans l’eau.

— Raaah, que ça fait du bien, ça… dit Aymeric. Après le sport, une bonne douche froide, y a rien de mieux. Bon, on n’a pas fait une séance intensive de sport et ce n’est pas une douche, mais vous comprenez l’idée.
— Ça fait depuis quelques jours qu’on marche des kilomètres, du matin au soir. J’ai les pieds en compote. Pourtant, après ce rafraîchissement, je crois que je pourrais marcher dix kilomètres de plus avant ce soir, répondit Alex.
— Du calme les gars, nous sommes en vacances, pas dans un camp d’entraînement. Un peu de repos, ça fait du bien aussi. Tiens, vous avez testé l’onsen de l’hôtel ? demanda Jérémie.
— Nous y sommes allés hier soir, dit Simon. Il n’y avait absolument personne à part nous, c’était vraiment très agréable.
— Un peu chaud, tout de même, dit Aymeric.
— Vous voudriez y aller ensemble ? proposa Jérémie. On pourrait y aller ce soir.

Aymeric poussa un râle tout en se grattant la tête, marquant sa gêne.

— Fanny sera de retour tôt, ce soir. Je comptais passer la soirée avec elle. On peut organiser ça demain matin, avant le petit-déjeuner ?

Il n’en fallait pas plus pour quelques blagues et railleries de la part des quatre autres.
Installée les pieds dans l’eau, occupée à papoter et à profiter de cette ambiance, la bande des cinq vivait l’instant présent. Un autre de ces moments uniques qu’ils ne revivraient plus jamais.
Le téléphone portable d’Aymeric se mit à vibrer : un message de Fanny. Ils retirèrent les pieds de l’eau, les séchèrent avec quelques mouchoirs et réenfilèrent leurs chaussures. Aymeric salua ses amis et partit rejoindre sa copine dans un petit restaurant de la ville.

— Que fait-on ? demanda Alex.
— On va manger un bout ? tenta Esteban, affichant un large sourire.
— Pourquoi pas, tiens ? fit Simon.

Ils s’éloignèrent du ruisseau, puis de la rivière Kamogawa pour retrouver la ville. Très rapidement, ils trouvèrent rues et ruelles offrant de nombreux choix pour s’essayer à la cuisine locale.
Ils entrèrent dans un restaurant proposant quantité de plats à base de poulet et spécialisé dans les kara-age. Filets à la sauce piquante miso, poitrine sauce tartare, cou au gingembre et à l’oignon, peau croustillante : les choix ne manquaient pas. Ils optèrent pour un repas partagé, commandant plusieurs plats et grignotant dans chaque assiette, pour goûter aux différentes préparations.
Ils décidèrent de rentrer à l’hôtel en marchant après tous les excès de la journée. Kyoto avait totalement changé d’atmosphère. Malgré le flot de touristes qui arpentaient les rues de jour, la cité se révélait relativement calme à la nuit tombée.

— Kyoto va me manquer, soupira Jérémie.
— Nous ne sommes pas encore partis, tu sais. Il nous reste encore une grosse visite à faire, demain, avant de reprendre le shinkansen, dit Simon.
— Je sais, mais je ressens pourtant déjà de la nostalgie. Cette ville a une saveur particulière. Je la trouve inspirante. J’aurais bien voulu rester un peu plus longtemps ici.
— On prévoira plus de temps lors de notre prochain voyage, suggéra Esteban en lui faisant un clin d’œil.
— Je te conseille alors d’économiser dès notre retour, répondit Jérémie du tac-o-tac. Vu le fric que tu dépenses pour ton budget bouffe, je me dis que lors du prochain voyage, tu te seras renseigné sur toutes les spécialités culinaires de chaque endroit par lequel on passera. Tu boufferas du matin au soir !
— Ha ha, j’avoue qu’aujourd’hui, j’ai un peu exagéré. Faut dire aussi qu’il y avait plein de choses bien tentantes dans ce marché. C’était l’occasion de tester, non ?

Esteban leva le bras droit, posa sa main sur sa nuque et tira la langue. Jérémie reconnut une des postures habituelles des personnages de manga lorsqu’ils étaient gênés. Qu’il est mignon, pensa-t-il. Il chassa très vite cette pensée de sa tête.
Ils rejoignirent leur hôtel et regagnèrent leur chambre. Cela leur laissait le temps d’empaqueter leur valise pour le trajet du lendemain. Vu qu’ils avaient décidé de profiter de l’onsen aux petites heures, ils n’auraient pas le temps de le faire avant le petit-déjeuner.

Chapitre 15 – La bande

Des voix provenant du couloir de l’hôtel se rapprochèrent de la porte de la chambre. Le déclic de la serrure automatique se déclencha, et la porte s’ouvrit. Aymeric, assis sur le sol, sa valise ouverte à côté de lui et ses vêtements traînant encore à moitié sur le lit, tourna la tête et vit Alex et Simon qui revenaient de l’onsen.

— Et alors ? On t’a attendu pour rien, bougonna Alex. Il semblerait que tu aies à peine avancé depuis notre départ.

Lorsque les deux jeunes hommes avaient quitté la chambre pour retrouver Jérémie et Esteban aux bains chauds de l’hôtel, Aymeric leur avait dit qu’il terminait de boucler sa valise et qu’il les rejoindrait. Chacun de la bande n’avait emporté qu’une unique valise pour le voyage, et Aymeric avait bien rempli la sienne avant le départ. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait déjà acheté pas mal de vêtements et souvenirs, ce qui rendait la fermeture du bagage aussi complexe qu’un niveau hard core de Tetris.

— Je croyais que ce serait réglé en cinq minutes, mais je galère un peu, déplora-t-il. Vous n’auriez pas un peu de place dans la vôtre ?
— Si tu étais rentré tôt hier soir, tu aurais eu du temps pour t’en charger, et on aurait pu t’aider. J’espère au moins que vous avez passé une bonne soirée.
— Splendide, dit-il, des étoiles dans les yeux.
— Attends, laisse-moi t’aider, proposa Simon qui s’était agenouillé à ses côtés.

Il passa en revue la méthode de rangement débutée par Aymeric, la place de disponible et ce qui était encore disposé sur le lit. Il retira tout ce qui avait été rangé, plia et aplatit les t-shirts, bermudas et chemises, cala les chaussettes dans les coins puis plia en deux et empila les boxers, qu’il plaça dans le fond.

— N’en profite pas pour te rincer l’œil et en voler un, plaisanta Aymeric.

Simon lui jeta un regard noir que son meilleur ami ne lui connaissait pas.
Il réorganisa l’agencement des vêtements dans la valise, rangea les souvenirs dans les espaces encore vacants, glissa tous les câbles et appareils électroniques dans la poche interne de la valise, déposa la trousse de toilette entre les bermudas et sous-vêtements,  attacha les lanières de la valise et la referma.

— Et voilà, fit Simon. Tu n’as plus énormément de place, mais tu pourrais encore stocker quelques souvenirs supplémentaires sans problème.

Aymeric le scruta, entre peur et admiration.

— Comment t’as fait ?
— De l’observation, de la logique, et quelques vidéos de Marie Kondo qui m’ont procuré des conseils fort utiles.
— Merci mec. Et désolé de ne pas être venu vous rejoindre. Vous avez pu en profiter ?
— Il y avait quelques autres clients présents, répondit Alex. Esteban et Jérémie ont adoré. On espère que le onsen prévu au ryokan suivant sera aussi bien.
— Fanny m’a dit que l’auberge de Hakone sera top, mais qu’elle nous réserve la plus belle surprise pour Kamakura, expliqua Aymeric.

Simon et Alex se changèrent et tous les trois descendirent rejoindre le reste du groupe au buffet du petit-déjeuner qui, comme la veille, fut fort apprécié… surtout par Esteban.
Peu après, ils firent le check-out à la réception de l’hôtel. Cependant, comme ils avaient prévu de passer quelques heures encore à Kyoto, ils laissèrent les bagages à la réception et viendraient les récupérer juste avant de partir pour la gare.
Fanny et Charlotte les attendaient déjà à la réception.

— Tout est en ordre ? demanda Fanny.
— Oui, sans problème, répondit Aymeric. Il ne faudrait pas qu’il y ait le moindre souci, surtout en présence de la co-organisatrice du voyage.
— Oh tu sais, c’est ma collègue qui a fait le plus gros du travail. Par contre, vous pourrez goûter à la Fanny’s touch à la fin du voyage.
— J’ai hâte, dit Aymeric en se rapprochant de la jeune femme et en l’embrassant.

Les cinq autres détournèrent le regard, laissant les tourtereaux à leur moment d’intimité.

— On vous retrouve à Tokyo, alors ? demanda Alex à Charlotte.
— Exact. Vous arriverez à survivre sans nous durant ces quelques jours ?
— Niveau bouffe, on fera confiance à l’odorat d’Esteban, dit Jérémie. Il semble particulièrement bien aiguisé depuis que nous sommes au Japon.
— Bon. On y va ? suggéra Simon. Ce serait bien de ne pas arriver trop tard au Kiyomizu-dera pour ne pas se retrouver en plein pic d’affluence.

Le jeune couple parvint finalement à se lâcher et la bande des cinq prit la direction du bus qui les mènerait à destination. À peine arrivés à l’arrêt, un bus arriva. Ils montèrent à bord et arrivèrent au bas de la célèbre rue Matsubara-dori. Réputée comme artère commerciale populaire menant au temple, elle avait acquis ces dernières années la fâcheuse réputation d’être noire de monde durant la journée, transformant n’importe quel déplacement en parcours du combattant.
Depuis l’arrêt de bus, la rue montait et ils se confrontèrent rapidement à la réalité du lieu. Des centaines, non, des milliers de touristes arpentaient déjà la rue quand le groupe arriva à hauteur des premiers commerces.

— On va d’abord au temple ? proposa Jérémie.

Proposition qui fut directement validée par les autres.
Ils connurent la même expérience que celle vécue à Shibuya, lorsqu’ils traversèrent le célèbre carrefour : malgré le peu de place disponible pour circuler, personne ne se bousculait, comme si chacun respectait intuitivement l’espace personnel, même si très restreint, des autres. 
En haut du chemin pentu, une vingtaine de marches en pierre menaient vers la porte Niō, un bâtiment rouge et blanc au toit noir. Ils contournèrent la porte ouest, non accessible au public, puis purent admirer la pagode haute de trois étages. La route déboucha ensuite vers les caisses donnant accès au bâtiment principal, connu pour sa plateforme soutenue par des centaines de piliers, à flanc de colline.
La bande des cinq traversa quelques bâtiments pour arriver au Hon-Do le bâtiment principal. Ils avancèrent prudemment, remarquant rapidement une multitude de personnes agglutinées sur l’avancée en bois. Sur la gauche, un accès permettait une visite du temple, à condition de se déchausser d’abord. Sur la droite, la plateforme offrait une vue splendide sur l’immense domaine dans lequel le temple se trouvait, ainsi que sur la ville de Kyoto.
Un groupe scolaire terminait de prendre les dernières photos. Les deux enseignants qui encadraient la vingtaine d’élèves, portant tous le même t-shirt et la même casquette, rappelèrent les enfants. Ils libérèrent un espace sur le côté du balcon, permettant aux cinq amis de profiter, à leur tour, de la vue imprenable.

— Alors ça… murmura Jérémie.
— Qu’y a-t-il ? demanda Simon.
— Je ne m’attendais pas à admirer un spectacle aussi émouvant en plein cœur de la ville.
— Kyoto est surprenante, en effet.

Ils admirèrent tous les deux la vue en silence, perdant leur regard parmi les arbres et les beautés cachées dans la nature.

— C’est quoi, là-bas ? Une cascade ? fit Jérémie.
— Tout à fait. On y passera à la fin de la visite.

Comment résister à l’envie de prendre des photos depuis ce lieu ? Ils dégainèrent leur téléphone à tour de rôle, puis photographièrent la vue, le bâtiment et demandèrent à un touriste proche d’eux de les prendre tous les cinq en photo, la nature luxuriante comme arrière-plan.

— On continue ? suggéra Alex.

La bande des cinq se remit en marche. Esteban s’arrêta au shamusho, afin d’y acheter un omikuji. Il tira une baguette comportant un numéro, la montra à l’employé et reçut une bande de papier. « Petite chance », était-il indiqué. Il déchiffra la prédiction comme il le pouvait, s’aidant une fois de plus de Google Translate, puis esquissa un sourire. « Cela demandera quelques efforts pour accéder à vos désirs en amour, mais ce n’est pas impossible. » Même si ses questions lui tournaient encore dans la tête, encore plus depuis qu’il s’était confié à Simon, il avait la sensation que ce voyage serait peut-être sa chance.
« Let’s go ! » fit Aymeric à l’intention d’Esteban, puis ils poursuivirent la visite. Ils quittèrent le temple, marchant sur un long chemin qui les faisait doucement descendre et les éloignaient du temple. Le chemin tourna à cent quatre-vingt degrés et ils reprirent la route vers le bâtiment principal, marchant cette fois-ci en contrebas et offrant une magnifique vue sur la plateforme.
Une file se profila devant eux. Ils s’approchaient des trois cascades. La queue comportait une centaine de personnes, mais elle semblait avancer relativement vite, ce qui les convainquit de s’arrêter.

— De ce que je lis sur le net, expliqua Alex, boire l’eau des trois cascades offre la réussite scolaire, la longévité et le succès en amour. 
— Avec toutes ces prédictions et ces sanctuaires, on rentrera chez nous bourrés de bonnes énergies et tout nous réussira, dit Esteban d’un air exalté.

Jérémie fut le premier à accéder à cette eau pure. Il attrapa un long manche terminé par une coupe qui reposait dans un appareil en métal doré qui stérilisait l’objet par rayons ultraviolets. Il s’approcha de la balustrade en pierre, tendit le bras et récupéra un peu d’eau, qu’il but. Il fit de même avec les deux filets d’eau suivant, puis replaça le manche dans l’appareil à rayons UV.
Ses amis se succédèrent et firent pareil, pour terminer avec Esteban. Lorsqu’il rejoignit le groupe, Jérémie s’approcha de lui.

— Alors ? Tu te sens bourré de bonnes ondes, à présent ?
— Ah mais clair ! Je sens que rien ne me résistera à présent.
— Rien ni personne. Celui qui ne pourra pas te résister aura beaucoup de chance, selon moi.

Esteban ne sut quoi répondre et rougit. Il se mit ensuite à bafouiller quelques mots lorsqu’Alex proposa de terminer la visite.
Ils quittèrent l’enceinte du site et retournèrent sur la rue commerçante. Ils avaient prévu assez de temps pour profiter des commerces, ils entrèrent donc dans les très nombreuses boutiques proposant éventails, statues, magnets, cartes et autres souvenirs. Simon et Esteban se laissèrent tenter par une crème glacée entièrement noire, au goût sésame noir et charbon. C’était la langue de la même couleur qu’ils entrèrent, suivis par leurs trois amis, dans la boutique Ghibli.
La bande des cinq avait pour passion commune leur goût pour les mangas et films d’animation, mais Simon et Aymeric adoraient aussi et surtout les films des studios Ghibli. Cette boutique – une mine d’or pour eux – avait été placée sur leur to-do list dès que leur passage à Kyoto avait été confirmé.

— N’oublie pas que ta valise n’est pas extensible, souffla Simon à Aymeric qui admirait les statuettes représentant des scènes du film Le Château Ambulant.

Lui qui disposait encore de place dans ses bagages, il se fit plaisir en achetant plusieurs objets en lien avec Le Voyage de Chihiro, son film préféré. Il n’avait jamais compris pourquoi ce film, qu’il avait vu des dizaines de fois, l’émouvait autant. Il se souvenait que la première fois qu’il l’avait vu, c’était sur la télé familiale, durant les vacances scolaires. Le temps était pourri à l’extérieur et ses parents lui avaient acheté quelques DVD en magasins de seconde main. Il avait déjà regardé des animés, mais plutôt des séries que des films. Il avait inséré le disque dans le lecteur, s’était installé devant l’écran et la magie avait opéré. Dès les premières notes de musique de la bande son, son cœur s’était serré dans sa poitrine, sentant que visionner ce film était exactement ce qu’il devait faire à cet instant. Il n’avait pas pu détacher ses yeux de la télé, suivant les aventures de Chihiro devenant Sen et travaillant dans un complexe de bains publics pour sauver ses parents. À la fin du film, il était devenu fan des studios Ghibli et avait dévoré par la suite tous les autres films qui furent ou avaient déjà été produits.
À la caisse, il rencontra Aymeric qui s’était montré raisonnable. Il remarqua un lot de cartes postales dans sa pile d’achats.

— Ce sont des cartes de quel film ? Le Château dans le Ciel ? le questionna Simon.
— Oui, un cadeau pour Fanny. Elle est fan absolue de Laputa. Tu crois que ça lui fera plaisir ?
— J’en suis sûr, fit Simon en mettant un petit coup de coude dans les côtés de son ami.

Les achats en poche, ou plutôt en sacs pour Simon, ils redescendirent la route vers l’arrêt de bus et s’arrêtèrent à l’hôtel. Récupération des bagages. Rangement des souvenirs dans les valises. Aide de Simon pour réorganiser légèrement la valise d’Aymeric. Départ vers la gare. Ce séjour à Kyoto, bien trop court, arrivait à sa fin.
Leurs tickets de Shinkansen avait déjà été réservés depuis deux jours et ils disposaient d’un peu de temps avant de se rendre sur le quai. Esteban se plaignant d’avoir faim et que « le voyage en train, ça creusait », ils se mirent en quête de nourriture. Ils déambulèrent dans l’immense complexe et se retrouvèrent dans un hall gigantesque comportant une grande quantité de marchands. On y trouvait de nombreux vendeurs de bentos, ces plateaux-repas typiques du Japonainsi que des vendeurs de tempuras, fruits ou légumes. Au bout du hall, un passage menait vers un second espace, bien qu’un poil moins grand, dédié aux pâtisseries et plaisirs sucrés.

— Bon, on ne va pas s’en sortir si on reste ensemble, remarqua Alex. On se sépare ? Rendez-vous ici dans vingt minutes.

Comme à l’accoutumée, Esteban et Jérémie partirent dans leur coin, après qu’Alex ait bien insisté sur l’heure de rendez-vous auprès du ventre sur pattes et de Monsieur-Pas-Toujours-Ponctuel. Aymeric partit de son côté, tandis qu’Alex et Simon décidèrent de rester ensemble.
Ils avaient envie d’un bento tous les deux, ils savaient donc dans quelle section du hall salé chercher. Un tour rapide leur permit d’en sélectionner quelques-uns, puis une observation plus minutieuse leur permit d’acheter le bento de leur choix. La moitié du temps n’était même pas encore passée qu’ils avaient déjà trouvé leur repas.
Alex proposa de passer par le hall sucré. Il voulait tester les wagashi, les pâtisseries traditionnelles, se disant qu’il en trouverait sans doute là.
Sur les étals, les tartes et gâteaux d’un style très occidental se mélangeaient aux pâtisseries traditionnelles. Alex, n’y connaissant rien, se laissa guider au visuel. Il acheta une petite boîte de trois wagashi, qui constitueraient le dessert parfait pour le trajet en train. Une des confiseries était au yuzu, une saveur d’agrumes dont il était fan inconditionnel.
Simon, lui, n’avait pas encore trouvé son bonheur. Il regardait les vitrines des pâtisseries qui, il fallait l’avouer, proposaient des gâteaux tous plus alléchants les uns que les autres. Cela confirmait une fois de plus l’art qu’avaient les Japonais pour rendre tout et n’importe quoi kawaii ou appétissant. Puis il se figea.

— Oh. Mon. Dieu, s’emporta-t-il.
— Quoi ? demanda simplement Alex.
— Regarde le nom de cette boutique. Non mais c’est hallucinant.

Au-dessus du stand, une pancarte brun clair indiquaient en blanc stylisé le nom de la pâtisserie : La Maison ensoleillé table. Ils ne purent résister à la tentation de prendre la pancarte en photo.

— Attends, je vais acheter un gâteau ici pour le fun, s’extasiait Simon.

Il se pencha vers la large vitrine et observait les gâteaux en vente. Sur des assiettes blanches, des gâteaux couverts de fruits étaient déjà prédécoupés en parts individuelles. Chaque gâteau consistait en une pâte à tarte, de la chantilly vanille ou chocolat, des biscuits, puis des fruits. Beaucoup de fruits. En gelée, coupés en dés, ou en mousse. Toutes les textures étaient permises. Son choix se porta sur le gâteau à la pêche et à la fraise.
Ils retournèrent vers le lieu de rendez-vous, un sac en plastique dans une main et faisant rouler leur valise dans l’autre.
Aymeric les attendait déjà. Aucune trace de Jérémie et Esteban.

— Vous croyez qu’il faut partir à leur recherche ? maugréa Alex.
— Donnons-leur une chance, fit Simon. Il est tout juste l’heure de rendez-vous. S’ils ont une minute ou deux de retard, on ne leur en tiendra pas rigueur.

Les deux jeunes hommes arrivèrent deux minutes plus tard. Sur sa valise, Esteban avait entassé plusieurs sacs plastiques contenant, vraisemblablement, de la nourriture achetée à différents étals.

— Tout semblait bien trop tentant, dit-il un peu gêné en se grattant l’arrière de la tête. Par contre, j’ai prévu de partager. Vous pourrez goûter aussi !

Simon jeta un coup d’œil vers Alex qui ne fit aucune remarque à Jérémie concernant le léger retard. Ils marchèrent donc en direction de la ligne du Shinkansen, passèrent les barrières de sécurité et firent la file sur le quai.
Le train arrivé, ils calèrent la valise sur le rack au-dessus des sièges et s’installèrent sur leurs sièges. Dès que le train se mit à filer sur les rails, ils déballèrent leurs achats et dégustèrent bentos, tempuras et tout autre trouvaille d’Esteban. Alex goûta un des wagashi – celui au yuzu – et croqua par petites bouchées. Il semblait analyser la texture, le goût. Il émit de petits grognements, d’abord d’étonnement, puis de surprise, jusqu’à ce qu’il se penche vers Simon et lui dise : « Excellent ». Il rangea les autres wagashi dans son sac, préférant les savourer au fur et à mesure au vu de la qualité de ces pâtisseries traditionnelles.
Simon, lui, sortit la boîte de son sac et déballa son gâteau. Il avait même reçu une petite fourchette en plastique, ce qui lui permettait de manger le dessert quand il le désirait. Il enleva le film plastique autour du gâteau, puis goûta une bouchée. Croquant, mais aussi frais. Étrangement très peu sucré. Un vrai nuage de plaisir. Il termina sa pâtisserie et se pencha, lui aussi, vers Alex : « Ils ont un nom bizarre, mais ils savent faire des gâteaux ! »
Le voyage dura deux heures et demie. Ils arrivèrent en milieu d’après-midi à la gare de Hakone parmi la foule qui se déversait hors du train, en quête de leur logement.
L’ambiance hors de la gare était animée et ils auraient le temps de découvrir cela plus tard. Pour le moment, ils n’avaient qu’une idée en tête : déposer les valises au ryokan.

Chapitre 16 – Yota

La bande des cinq traversa le pont enjambant la rivière Haya, marquant une pause pour profiter de la vue.

— Profitons bien de ces paysages, les gars, remarqua Aymeric. Une fois rentrés, on ne pourra plus voir d’endroits aussi magnifiques…
— Il y a aussi de beaux coins chez nous, tu sais, objecta Alex.
— Tu comprends ce que je veux dire !

Jérémie avait les coudes posés sur la rambarde du pont, les yeux perdus au loin.

— Tout va bien ? demanda Simon, admirant le paysage à ses côtés.
— La nature du Japon est envoûtante.
— Je ne te le fais pas dire. Chaque lieu qu’on a visité possède son âme, c’en est troublant.

Ils reprirent la marche vers la route principale qui proposait une multitude de boutiques en tout genre.
Ils avaient déjà pu déposer leurs affaires et découvrir la chambre qu’ils partageraient tous ensemble au ryokan. Une vaste pièce dont le sol était couvert de tatamis leur servirait de lieu de vie et de salle à manger, puis se transformerait en chambre à la nuit tombée, grâce aux futons qui y seraient installés.
Ils disposaient d’une toilette séparée et d’une salle de bain faite en deux parties. La première comportait une douchette avec un lavabo à l’entrée. Dans la seconde partie, on y trouvait un bain en pierre dans lequel l’eau thermale coulait et offrait un moment privilégié. De plus, l’auberge traditionnelle offrait aussi un onsen public, accessible uniquement aux clients du ryokan.
Ils avaient prévu l’heure du repas pour 18h30, leur laissant une petite heure pour se balader et découvrir la rue animée.
Comme ils l’avaient déjà remarqué à leur arrivée, la rue proposait plusieurs restaurants ou boutiques vendant des spécialités culinaires locales. À côté de cela, on y trouvait quelques boutiques de bijoux et de vêtements, et d’autres proposant un large choix d’omiyage – des souvenirs à offrir aux proches une fois de retour de vacances.
Une des boutiques en fin de rue offrait un très large choix d’articles. La bande des cinq y était entrée, prenant le temps de flâner quelques minutes avant de retourner vers l’auberge. Simon se tenait devant un rayon dédié aux chats. Qu’il s’agisse de peluches, magnets, porte-clés, gommes ou stickers, le choix était si grand et tout lui semblait si mignon. Ils avaient le sens du marketing, ces Japonais !
Simon sentit une énergie troublante proche de lui. Lorsqu’il se tourna, il vit une silhouette furtive se déplacer et disparaître derrière des rayons. Cette coupe de cheveux et cette corpulence : il crut reconnaître Yota. Le jeune homme était-il présent à Hakone, lui aussi ? Pourquoi ne venait-il pas le voir, maintenant que le contact avait été noué ? Il se souvint que Yota lui avait confié que si Simon désirait le contacter, il suffirait de l’appeler. Était-ce parce qu’en fait, Yota le suivait depuis tout ce temps ? Non, il aurait déjà remarqué sa présence. Puis, en y repensant, c’était un être surnaturel après tout. Il devait sans doute avoir un pouvoir lui permettant d’entendre n’importe quel appel, peu importe d’où il provenait.
Il était l’heure de rentrer à l’auberge, alors la bande des cinq quitta le magasin et fit demi-tour.
Même pas trois minutes après leur retour dans la chambre, quelqu’un frappa à la porte. Une employée entra, un plateau dans les mains. Elle invita les cinq amis à s’installer à leur table et la danse du repas se mit en route.
Durant l’heure qui suivit, la dame leur apporta différentes assiettes, coupelles ou bols garnis de mets raffinés. Il s’agissait de leur première rencontre avec la cuisine kaiseki, une forme traditionnelle de la gastronomie japonaise composée de plusieurs petits plats servis conjointement. Ils consultèrent le document à leur disposition afin de comprendre ce qu’ils dégustaient, mais les plats étaient tellement recherchés et les ingrédients locaux, qu’ils se concentrèrent plutôt sur l’expérience qu’ils vivaient. Les saveurs étaient étonnantes, parfois inhabituelles, voire étranges, mais le repas fut extrêmement délicieux.
Lorsque la table fut débarrassée, un jeune employé prit le relais. Il fit glisser une armoire encastrée dans le mur, retira les futons et les installa sur le sol. Il s’inclina respectueusement quand il eut terminé sa tâche et quitta la pièce.
La soirée ne faisait que commencer et les cinq jeunes hommes furent ravis de pouvoir profiter d’un moment tranquille tous ensemble. Ils sortirent les jeux de société qu’ils avaient emmenés, s’installèrent à la table du petit salon et se lancèrent dans plusieurs parties endiablées, tout en papotant de choses et d’autres.
Ils passèrent leur première nuit sur un futon.
Lorsque le réveil se mit à sonner et que les yeux se débarrassaient doucement de leurs poussières de rêve, ils partagèrent leurs ressentis à propos de cette expérience. Simon, Jérémie et Esteban avaient passé une excellente nuit et avaient dormi comme des bébés, tandis qu’Alex et Aymeric préféraient un bon vieux lit.
À peine le temps de ranger un peu que le même employé que la veille vint ranger les futons, que la table fut replacée à son endroit d’origine, que la dame frappa à la porte et que la valse du petit-déjeuner rythma ce tout début de journée. Tous se mirent à grogner, ayant à peine digéré le repas gargantuesque de la veille, sauf Esteban dont les yeux pétillaient de désir.
C’était donc le ventre bien rond qu’ils se rendirent à la gare pour la journée d’exploration. Simon et Aymeric avaient trouvé une proposition de parcours permettant de visiter les incontournables de la région en une journée. Vu qu’ils repartaient déjà le lendemain à Tokyo, ce programme tombait à pic.
La première étape était le train qui les menait vers Gora. Ce petit train n’avançait pas vite, contrairement aux autres avec lesquels ils avaient déjà voyagé. Cependant, il offrait une vue sur la nature environnante et les faisait passer par plusieurs petits villages typiques. Ils avaient décidé de ne pas s’y arrêter, mais avec plus de temps, ils se seraient laissés tenter par des balades en pleine nature aux abords de ces villages.
Ils embarquèrent ensuite dans un funiculaire, les faisant encore plus grimper sur les hauteurs de Hakone. Ils débarquèrent dans un espace dont une grande terrasse ouverte leur permettait d’avoir une vue à cent quatre-vingt degrés sur la nature environnante, de quoi déjà constater la différence entre la nature foisonnante du plancher des vaches et les paysages vallonnés qui s’étendaient sous leurs yeux.
Ils rejoignirent une file menant à un téléphérique bleu, le Hakone Ropeway.
Aymeric avait le teint de plus en plus livide à mesure que les amis s’approchaient des cabines.

— Tout va bien, Aymeric ? s’inquiéta Jérémie.
— Oui. Non. Enfin j’ai jamais trop aimé ces trucs.
— Depuis quand tu as le vertige, toi ? Tu n’hésites pas à sauter depuis le plongeoir des piscines, dit Simon.
— Il y a une différence entre plonger dans une piscine, ou monter dans une cabine qui pourrait s’écraser des dizaines de mètres plus bas.
— T’inquiète pas, reprit Jérémie. Niveau sécurité, il n’y a pas mieux que le Japon. Tu verras, tout ira bien.

Ils se retrouvèrent enfin en tête de file. Une cabine s’approcha d’eux, la porte s’ouvrit et l’employé les invita à entrer.
La cabine s’avança doucement sur les rails, puis bascula dans le vide et la bande des cinq se retrouva au-dessus du paysage qui défilait devant eux. Aymeric se cramponnait à son siège, mettant en pratique ses exercices de respiration appris durant ses cours. Il gardait les yeux baissés au niveau des pieds, évitant à tout prix de voir ce qu’il se passait dehors.
Ses amis, eux, admiraient la vue. Les arbres laissèrent peu à peu la place à des paysages volcaniques d’où émanaient des vapeurs de soufre. Une odeur caractéristique envahit la pièce.

— Et alors Aymeric ? T’as tellement peur que tu fais dans ton froc ? plaisanta Alex.
— Lâche-moi, mec, répondit Aymeric qui continuait à inspirer et expirer profondément. 
— C’est quoi, ça, là-bas ? Regardez ! fit Simon.

Le Mont Fuji apparut devant leurs yeux. Malgré des nuages d’altitude, la célèbre montagne était parfaitement visible, son sommet enneigé entouré de quelques nuages offrant une vue à couper le souffle.
Le silence s’était installé dans la cabine. Chacun contemplait, admiratif, la scène, même Aymeric qui osa un regard. Ils avaient tous regretté de ne pas pouvoir se rendre sur le Mont Fuji, mais leur programme déjà chargé ne leur permettait pas d’aller le visiter. Ils s’étaient consolés en disant qu’ils le visiteraient lors d’un prochain voyage, et qu’ils auraient peut-être la chance de l’apercevoir dans le shinkansen. Malheureusement, l’horizon avait été légèrement embrumé la veille, rendant impossible toute vue de ce monument naturel. Ils étaient à la fois surpris et ravis d’admirer Fuji-san, mais ils ressentaient aussi toute la majesté qui s’en dégageait. Ils se souviendraient de cette rencontre inattendue et considéraient ce moment comme un cadeau de la vie.
Ils arrivèrent à l’autre extrémité du câble et débarquèrent. Une fois de plus, il était possible de sortir du complexe pour partir en randonnée ou goûter aux œufs noirs « kuro-tamago », mais ils préféraient continuer vers le lac.
Ils se placèrent dans la file pour le dernier téléphérique qui les mènerait jusqu’au lac Ashi, Aymeric perdant peu à peu les couleurs qu’il avait reprises en retouchant la terre ferme. Une cabine s’approcha et ils s’y installèrent tous les cinq, puis une sixième personne émergea de la file et entra dans leur cabine alors que les portes se refermaient.
Yota.
La bande des cinq resta muette plusieurs secondes, leur cerveau essayant d’analyser ce qui venait de se passer.

— Yota ? murmura Simon.
— Bonjour, lança-t-il à la ronde.
— Yota ? Attends, c’est lui le renard dont tu nous as parlé ? demanda Alex.
— Lui-même. Enchanté.
— Je savais que je t’avais aperçu hier ! dit Simon.
— Désolé de m’immiscer comme ça et de vous prendre tous par surprise, mais c’est une mesure d’urgence, expliqua Yota. J’ai senti un danger imminent, alors j’ai réagi par instinct.
— Un danger ? Quel danger ? On va s’écraser ? se mit Aymeric à crier.

La cabine tangua d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Simon jeta un coup d’œil devant et derrière eux, mais les autres cabines avançaient gentiment sur le câble.

— C’est pas normal, chuchota Yota pour lui-même. Simon, je vais avoir besoin de toi. Concentre-toi sur ton bracelet.

Simon baissa les yeux vers le bracelet attaché à son poignet. Inari lui avait expliqué à quoi il pouvait servir grâce aux billes, mais il n’avait aucune idée de comment le faire fonctionner.
La cabine valsait à présent d’un côté à l’autre. La bande se mit à crier, d’autant plus que des bruits étranges provenaient du toit, sans doute au niveau des attaches entre la cabine et le câble.
Yota attrapa les mains de Simon.

— Je peux t’aider, mais je ne pourrai pas le faire seul. Nous sommes dans la même galère, alors je compte sur toi, d’accord ? Concentre-toi sur ton bracelet. Ressens son énergie. Laisse émerger le désir enfoui dans ton cœur et vois-le se réaliser. Vas-y !

Simon ne réfléchit pas plus. Il ferma les yeux, sentit une aura bleue et nacrée autour de lui, puis développa le souhait qu’ils arrivent sains et saufs de l’autre côté alors que la cabine se balançait franchement, les faisant se cogner les uns contre les autres. Il sentit une chaleur au niveau du poignet qui remonta jusqu’à ses mains, puis se mélangea à la chaleur présente dans les mains de Yota. Une lumière blanche et orangée se répandit dans toute la cabine, obligeant tout le monde à fermer les yeux. La lumière cessa et la cabine regagna sa stabilité. Ils entendirent un bruit provenant du toit, le même bruit qu’une personne qui chutait. Ils virent alors une créature verte glisser, tomber, puis disparaître entre les arbres et les buissons.
Le cœur battant encore la chamade, ils prirent tous quelques secondes pour s’assurer que tout était bien terminé. Simon regarda son bracelet et remarqua qu’il ne restait plus que dix billes.

— Merci, dit Simon à Yota. Sans toi, on y serait tous passés.
— Non, Simon. Sans toi, nous y serions tous passés. Je n’aurais pas pu y arriver seul.
— Il s’est passé quoi, là ? s’emporta Aymeric. Putain, on a failli tous crever, quoi !
— Je croyais que tout le monde se tiendrait à distance de Simon jusqu’à la cérémonie à Kamakura, mais je voulais tout de même garder un œil sur lui. Soudain, j’ai eu une prémonition, celle d’un malheur qui s’abattait sur vous. Heureusement, tout se termine bien.
— Attends, attends, attends, dit Aymeric. Non seulement on ne comprend rien à ce qu’il se passe – Simon n’ayant rien demandé de tout ça, je te le rappelle ! – mais en plus certaines créatures se mettent à nous attaquer ? Mais quelles pourritures !
— Ce monde a ses règles, mais il a aussi ses similitudes avec le monde des humains. Une des règles est de ne pas interférer avec les événements, mais force est de constater que certains n’ont pas respecté cela. Je vais faire passer le mot, en espérant que ce que Simon est parvenu à faire empêche les autres d’imaginer d’autres tentatives de ce genre. Par contre, vous devez rester sur vos gardes. Tous.

La cabine arriva à destination et les portes s’ouvrirent. Yota salua la bande des cinq puis quitta l’embarcation. Les amis sortirent eux aussi, encore un peu sonnés par ce qu’il venait de se passer.

— Vous allez tous bien ? demanda Simon alors qu’ils quittaient la zone du téléphérique. Je suis désolé pour ce qu’il vient de se passer.
— Désolé ? Mais enfin, tu viens de nous sauver la vie, dit Esteban. Nous devrions te remercier pour ça !
— Mais sans moi et toute cette histoire sans queue ni tête, ça ne se serait jamais passé…
— Et sans toi, la bande des cinq n’existerait pas. On ne vivrait pas ces moments formidables ensemble et on ne visiterait pas le Japon, un pays qui nous fait tous rêver depuis gosses, répondit Alex. Tu ne dois pas t’en vouloir. Par contre, il est nécessaire qu’on soit tous plus vigilants.

Ils hochèrent tous la tête, sentant que peu à peu leur cœur retrouvait un battement normal. Ce qui les étonna était qu’aucun employé ni aucune personne n’était venu à leur rencontre en sortant de la cabine, comme si ce qu’il venait de se passer n’avait pas été remarqué par les personnes extérieures.

— C’est donc lui, le fameux Yota ? dit Esteban en donnant un coup d’épaule à Simon.
— Fameux ? De quoi tu parles ?
— J’ai bien aperçu ton regard troublé en serrant ses mains dans les tiennes. Ne dis pas qu’il te fait aucun effet.
— Non, pas du tout ! On valsait de tous les côtés, j’essayais de comprendre ce qu’il se passait, moi, s’emporta Simon.
— Tu sais, commença Esteban sur un ton sérieux, en posant sa main sur l’épaule de son ami, si tu kiffes les renards, on ne va pas te juger, hein ! Tant que t’es heureux…

Les trois autres se mirent à rigoler et Simon s’abstint de répondre, constatant bien que cette touche d’humour leur permettait de relâcher la pression.
Ils quittèrent le bâtiment et se retrouvèrent sur les quais en bois d’un petit port aménagé sur le lac. D’immenses bateaux pirates permettaient la traversée du lac en une demi-heure.
Esteban s’avança de quelques pas devant le groupe, positionna ses mains sur les hanches façon superhéros et proclama : « Le roi des pirates, ce sera moi ! »
Silence gêné.
Jérémie s’approcha de son ami.

— Tu regardes trop One Piece, toi. Allez, roi des pirates. Avant de fendre les flots sur ton navire, allons d’abord acheter un ticket.

Chapitre 17 – La bande

La bande bondit hors de l’immense navire rouge et blanc qui arborait sur sa proue une statue dorée de gladiateur, le glaive dressé.
La journée avait déjà été riche en paysages, mais aussi en rebondissements. Le parcours qu’ils avaient prévu comportait une dernière étape, la visite du sanctuaire Hakone, sans omettre d’admirer le Heiwa Torii, le torii de la paix. Celui-ci était particulièrement original car il se trouvait dans l’eau du lac et avait été édifié en 1951, en signe de témoignage du traité de paix post Seconde Guerre Mondiale.
Ils marchèrent donc près de quarante minutes, longeant le lac vers le nord, puis traversèrent la ville de Motohakone. Ils ne s’y attardèrent pas tellement leur enthousiasme ne faisait que croître. Ils remontèrent la route et pénétrèrent dans une forêt de conifères, puis marquèrent une halte aux pieds d’une volée de marches en pierre.

— Pourquoi faut-il toujours monter des dizaines de marches avant d’entrer dans un sanctuaire ? se plaignit Alex.
— Pour atteindre l’illumination, sans doute, répondit Aymeric. Voyons le bon côté : ça fait de l’exercice et ça entretient les muscles glutéaux. Bref, ça nous fera de belles fesses !

Ils passèrent près de plusieurs lanternes en pierre recouvertes de mousse, puis comprirent que la première volée de marches n’était qu’un avant-goût avant la centaine qui se profilait devant eux.

— Les fesses, les mecs, les fesses… se mit à murmurer Aymeric de façon énigmatique.

Ils ne lui prêtèrent nullement attention, se concentrant plutôt sur l’ascension qui les attendait. C’était au prix de nombreux efforts et de motivation mutuelle qu’ils passèrent sous un torii vermillon et pénétrèrent dans le sanctuaire. Il était composé d’un bâtiment principal et de bâtiments secondaires, ainsi que d’une fontaine en pierre d’où l’eau jaillissait de la bouche de plusieurs dragons.

— Si j’en crois le net, ce sanctuaire vénère les descendants de Amaterasu, déesse du soleil, expliqua Alex. Dis Simon, tu comptes aussi la rencontrer, elle ?
— C’est pas un des plus grands dieux ? demanda-t-il. Si c’est le cas, je préfère ne pas me frotter à elle.

La bande des cinq se tenait près de la fontaine. Simon avait posé son sac sur le sol, y récupérant une bouteille d’eau à moitié vide pour se désaltérer. Esteban et Jérémie prenaient des photos des têtes de dragons, tandis qu’Aymeric et Alex discutaient ensemble à quelques pas de là.
Une fillette émergea du bâtiment proche d’eux et courut vers le groupe. Elle riait aux éclats et tenait les bras levés tout en déboulant vers Simon. Il l’aperçut au dernier moment, tenta une esquive d’un geste des hanches, mais il perdit l’équilibre et s’écroula sur le sol, son sac déversant son contenu autour de lui. La fillette, elle, avait continué sa course pour disparaître dans un autre bâtiment.

— Qu’est-ce qui lui a pris, à cette gamine ? fit Aymeric en s’approchant de Simon. Tu vas bien ?
— Oui oui, t’inquiète. Après le téléphérique, c’est pas une petite fille qui m’effraiera. Vous pouvez m’aider à ramasser mes affaires ?

Les quatre amis se penchèrent et attrapèrent les objets près d’eux. Aymeric agrippa le carnet de voyage de Simon, Alex récupéra l’éventail, Esteban le porte-clef en forme de phœnix du Pavillon d’Or, et Jérémie le mouchoir offert par Hachiko.
Alors qu’Aymeric rendait l’objet à son ami, les trois autres furent étonnés de voir que les objets qu’ils tenaient en main émettaient une douce lueur.

— Il se passe quoi, là ? s’étonna Jérémie en regardant les autres autour de lui.
— Chez moi aussi il se passe un truc bizarre, renchérit Esteban.

Une douce chaleur se répandit dans la main de chacun des trois, puis se diffusa dans tout leur corps. Ils ne savaient pas expliquer ce qu’il se passait, mais ils visualisèrent mentalement le moment où Simon avait récupéré leur objet, puis la lueur disparut.

— Vous avez vu la même chose que moi ? commença Alex.
— J’ai vu le phœnix de Kyoto, continua Esteban.
— Et moi Hachiko, poursuivit Jérémie.

Aymeric et Simon se regardaient sans comprendre ce qu’il se passait sous leurs yeux. Pourquoi les objets s’étaient-ils mis à briller, alors que cela ne s’était jamais produit avec lui ? Ces objets lui avaient été offerts, mais pouvait-il les offrir à son tour à ses amis ?

— Ecoutez les gars, commença Simon, je ne sais pas trop ce qu’il s’est passé mais j’ai la sensation que s’ils ont brillé dans vos mains, c’est pour une raison bien précise. Je vous propose de les garder avec vous. Peut-être qu’en les manipulant, vous comprendrez pourquoi l’objet a réagi en votre présence. Par contre, on m’a conseillé de ne pas m’en séparer, donc je vous prodigue le même conseil : gardez-les toujours sur vous. Ce qu’il s’est passé dans le téléphérique est une raison suffisante, je crois, pour prendre quelques précautions.

Alex, Esteban et Jérémie acceptèrent la proposition de Simon et rangèrent l’objet dans leur sac ou l’y attachèrent.
Ils terminèrent leur visite du sanctuaire, l’esprit encore un peu embrumé par la succession d’événements qui augmentait crescendo, et redescendirent les marches à travers la forêt de cèdres pour s’approcher du Heiwa Torii. Ils aperçurent d’abord la poutre supérieure, puis le torii se dessina devant leurs yeux. Une jeune ado se trouvait juste en-dessous, prenant plusieurs poses façon starlette pendant que ses parents la photographiaient. Une longue file de touristes patientaient sagement, désirant tous prendre le cliché parfait sous le portail.

— Vous en pensez quoi ? questionna Aymeric. On attend pour une photo ou on se barre ?
— C’est le dernier arrêt avant le retour au ryokan. Autant en profiter, non ? suggéra Simon.

Ils se rangèrent en bout de file et assistèrent aux séances photos de touristes qui prenaient la pose, seul, en couple ou en bande, chacun y allant de sa créativité pour se démarquer des autres. Après trente minutes d’attente, la bande des cinq se retrouva sous le torii. Simon se retourna et demanda aux deux jeunes Japonaises qui les suivaient dans la file si l’une d’entre elles acceptait de les prendre en photo. Elles s’étonnèrent à grand bruit des habilités en langue nippone du jeune homme, puis celle portant un chapeau de paille récupéra l’appareil.

— « チーズ », dit-elle en visant avec le téléphone.

La bande des cinq se serra, certains posant les mains sur les épaules de leurs voisins, d’autres au niveau des hanches. Ils arborèrent leur plus beau sourire pendant que la dame au chapeau enclencha le bouton à plusieurs reprises.
Simon récupéra son téléphone, regarda rapidement les photos et remercia la jeune femme alors qu’ils s’écartaient. Il montra ensuite les photos à ses amis : elles étaient presque toutes parfaites. Il promit de les envoyer par WhatsApp tout en marchant vers la gare routière.
Le bus les ramena vers la rue commerçante proche de leur auberge en une grosse demi-heure.
Il leur restait suffisamment de temps pour profiter du onsen public du ryokan. Ils déposèrent leurs affaires, enfilèrent le yukata à leur disposition, descendirent d’un étage et se dirigèrent vers le noren bleu annonçant les bains pour les hommes. Ils firent glisser la porte et découvrirent une disposition assez similaire au onsen de leur hôtel à Kyoto. Ils se dévêtirent, rangèrent leurs affaires dans un casier puis passèrent par la douche. Deux hommes d’âge mur se prélassaient déjà dans l’eau thermale lorsque les cinq amis s’immergèrent dans l’eau.
— Que ça fait du bien…, gloussa Simon de plaisir.
— Vous croyez que le plaisir reste le même en été ou en hiver ? réfléchit Jérémie tout haut. J’ai déjà vu des images d’un lieu au Japon où les gens se baignent dans un onsen extérieur en plein hiver, alors qu’ils sont entourés de neige, et même de singes qui les rejoignent.
— Oui, je l’ai vu aussi, confirma Esteban. On doit sans doute se les geler avant d’entrer dans le bain, mais une fois dedans, la sensation doit être bien plus intense qu’une eau chaude en plein été.
— Suffira de revenir en hiver, afin de tester cela, proposa Alex.

Aymeric ne dit rien, perdu dans ses pensées.

— T’inquiète, je suis certain que Fanny va bien et qu’elle pense à toi aussi, blagua Esteban.

Aymeric redressa la tête.

— Fanny ? Non, ce n’est pas à elle que je pensais. Simon mis à part, vous avez tous touché un objet qui s’est mis à luire quand vous l’avez pris. Pourquoi ça n’a pas été le cas avec moi ?

Les quatre amis échangèrent un regard furtif.

— Je ne crois pas que mon carnet ait une quelconque valeur ou utilité, tu sais… se risqua Simon.
— Ce n’est pas ça. C’est comme si l’objet avait réagi avec eux trois, un peu comme Inari nous avait expliqué avec toi et ton bracelet. Peut-être qu’ils seront capables de les utiliser d’une façon ou d’une autre pour t’aider ou te protéger. Pourquoi je n’ai rien pour t’aider, moi ?

Simon plongea ses yeux dans ceux de son meilleur ami. Il ne plaisantait pas. Cela semblait profondément le tracasser.

— Tu sais, tu m’as déjà aidé lorsque nous étions dans le bar avec Yota. Tu es parvenu à m’accompagner dans cette autre réalité, et tout ça sans utiliser le moindre objet. Peut-être que tu n’en as pas besoin ?
— Peut-être…, murmura Aymeric.

Ils profitèrent encore du onsen durant vingt minutes, puis retournèrent dans leur chambre. Comme la veille, le repas fut servi par une dame qui amenait de petits plats raffinés au fur et à mesure. Le même jeune homme ressortit les futons de l’armoire et transforma la salle à manger en chambre, puis la bande des cinq se replia dans le petit salon où ils sortirent d’autres jeux de société de voyage.
Alors qu’ils avaient terminé de jouer et s’apprêtaient à aller dormir, Alex puis Esteban butèrent sur la valise d’Aymeric, grande ouverte, des affaires éparpillées tout autour.

— Rassure-moi : tu comptes bien tout ranger avant d’aller dormir, non ? demanda Alex.
— Justement, répondit Aymeric en se tournant vers Simon. Tu peux m’aider à nouveau, Mister Kondo ?

Lui qui avait rangé impeccablement la valise de son ami lors de leur départ de Kyoto se désespéra face à ce gros bordel. « Comment t’as fait… ? » commença à dire Simon, avant de se raviser et de sortir la majeure partie des affaires. Il réorganisa à nouveau le rangement, puis laissa la valise en ordre, prête à être refermée.
Les autres avaient profité de ce moment pour, eux aussi, réorganiser leurs affaires afin de ne pas devoir s’y coller le lendemain matin. C’était donc l’esprit tranquille qu’ils s’emmitouflèrent dans leur futon, Aymeric et Alex en grommelant, les trois autres en gémissant de plaisir.

Chapitre 18 – Jérémie

Réveil.
Petit-déjeuner kaiseki.
Derniers passages par la salle de bain.
Check-out.
Le bruit des roulettes des valises résonna parmi les moteurs de voitures, les voix des passants et le ruissèlement de l’eau de la rivière Haya.
Ils avaient une fois de plus opté pour un départ matinal afin de pouvoir profiter d’une journée presque complète à Tokyo. Le trajet entre Hakone et Tokyo se faisait relativement rapidement, et vu qu’ils retournaient au même hôtel que lors de leur arrivée au pays, ils connaissaient le chemin pour y parvenir sans trop de problème.
Arrivés sur place, ils abandonnèrent les valises à la réception et se rassemblèrent dans leur QG : le fauteuil en cuir dans le lobby de l’hôtel.

— Alors ? demanda Esteban. Tu nous emmènes où ?
— J’ai complètement changé mes plans, expliqua Jérémie. J’avais prévu de passer la journée à Roppongi et de vous emmener dans l’un des musées qui y fleurissent. À voir vos têtes, je constate que cela ne vous aurait pas du tout emballés. J’ai donc cherché autre chose et j’ai quelques petites idées. On retourne dans un quartier par lequel on est passé, mais j’espère que les activités prévues vont plus vous plaire que les musées. On y va !

Ils arpentèrent les rues de Ikebukuro en fin de matinée et se retrouvèrent à Shibuya sur l’heure du midi. Vu le petit-déjeuner gargantuesque du matin, ils décidèrent tous de zapper le repas du midi. Esteban, qui râlait suite à cette décision, reçut l’autorisation spéciale de s’acheter quelques denrées alimentaires au 7-Eleven devant lequel ils passaient, ce qu’il s’empressa d’effectuer.
Ils traversèrent Shibuya Crossing, puis marchèrent en direction d’un bâtiment dont la façade, couverte de vitres, se trouvait au coin d’une rue. Une immense tour circulaire s’élevait au-dessus du corps du bâtiment. Elle arborait l’insigne « Shibuya 109 » inscrite en rouge sur les étages les plus élevés.

— Bienvenue au temple du shopping. Je vous le dis déjà : nous ne ferons qu’y passer. Vous comprendrez rapidement pourquoi. Suivez-moi.

Ils suivirent la marée humaine qui entrait dans le centre commercial sur plusieurs étages et comprirent rapidement ce que Jérémie avait voulu dire. Des boutiques de vêtements pour femmes alternaient avec quelques boutiques de produits de beauté et de maquillage, ce qui devait sans aucun doute être un lieu de pèlerinage pour de nombreuses femmes japonaises. Les boutiques mettaient en avant des vêtements à la dernière mode, mais le rayon « Hommes » y manquait cruellement.

— Il y a bien un 109 Men qui existe pas très loin d’ici, mais je crois que vous avez compris le principe. Au moins, nous pourrons tous dire que nous avons visité ce centre commercial ! Je vous propose un autre genre de boutique qui devrait sans doute nous intéresser un peu plus.

La bande des cinq remonta la rue par laquelle ils étaient venus et s’arrêtèrent devant un autre centre commercial haut de sept étages arborant le nom de « Mega Don Qui ». Esteban se mit à sautiller sur place.

— Un Don Quijote ! J’ai vu des vidéos sur Insta, ça a l’air terrible ce truc. Par contre, on a un problème…

Il prit un air sérieux et se tourna vers Aymeric. Il s’approcha de lui et posa ses mains sur ses épaules, le fixant droit dans les yeux.

— Aymeric, tu vas devoir être fort. Tu n’as plus de place dans ta valise, tu comprends ? Tu risques de vouloir acheter plein de choses ici, mais tu ne peux pas. Tu m’entends ? Tu ne peux pas !

Rire général, même si Aymeric semblait plutôt rire jaune.
Depuis leur arrivée devant le magasin, un flot continu de clients ne cessait d’entrer et de sortir, ce qui montrait bien à quel point le commerce était fréquenté.

— La boutique est gigantesque et nous avons bien assez de temps. On peut y entrer ensemble, mais que chacun se sente libre d’explorer le magasin à son aise. On se laisse une heure trente ? Rendez-vous ici ?
— Dans une heure et demie, hein, Jérémie ? Pas dans deux heures, fit Alex.

Le jeune homme sortit le téléphone de sa poche, ouvrit l’application du minuteur et lança une sonnerie prévue une heure vingt plus tard.

— Voilà, comme ça j’aurai même le temps de payer et de redescendre. Heureux ?

Alex se contenta d’esquisser un sourire pour toute réponse, puis ils passèrent sous l’arcade et se mélangèrent à la foule, compactée dans des allées étroites, parmi des milliers d’objets entassés sur les étagères. Impossible de rester ensemble plus de deux minutes dans de telles circonstances. Alex, Esteban et Aymeric prirent l’ascenseur pour monter aux derniers étages tandis que Simon et Jérémie restaient encore au rez-de-chaussée.

— Qu’est-ce que c’est, ça ? demanda Jérémie en tournant un produit dans ses mains, rempli de kanjis de toutes sortes.
— Une crème contre les points noirs.

Jérémie replaça l’objet dans le rayon, puis observa les produits autour de lui.

— Vu ma peau de bébé, pas besoin. On monte ? J’ai l’impression que ce sera plus intéressant ailleurs.

Direction l’ascenseur, puis sortie au quatrième étage. Ils avaient décidé d’explorer chaque étage et de remonter à pied jusqu’au septième, là où se trouvait la caisse « tax free » pour les étrangers.
Le magasin était vraiment gigantesque. Ils se baladèrent dans le rayon goodies où ils trouvaient des produits des marques Pokémon, Nintendo, Ghibli, One Piece et bien d’autres. Jérémie hésita longuement devant les pochettes de nanoblocks, se demandant s’il achetait plutôt le château de Himeji, une pochette offrant au hasard un personnage de Dragon Ball, ou plutôt un des premiers starters de Pokémon. Devant tant d’hésitation, il décida de se faire plaisir et jeta les trois paquets dans son panier déjà rempli de plusieurs goodies et biscuits KitKat. Le rayon Ghibli offrait lui aussi de nombreux choix, comme des baguettes aux couleurs de Kiki la petite sorcière ou un oreiller de voyage représentant le visage de Totoro.

— Oh mais j’ai vu quelqu’un dans l’avion qui en avait un ! s’exclama Simon.
— Trop bien. Ça me servira pour le retour, dit Jérémie en déposant l’objet dans son panier.

Ils poursuivirent leur exploration au sein des rayons, s’étonnant de ce qu’ils trouvaient, se moquant parfois d’objets étranges, admiratifs devant d’autres parfaitement inutiles et donc totalement indispensables. 
Alors qu’ils regardaient les goodies de Gudetama, une série Netflix mettant en scène un œuf paresseux et un poussin, Simon se tourna légèrement vers son ami.

— Comment ça va depuis notre discussion au sanctuaire Inari à Kyoto ?
— Ça baigne, répondit Jérémie en reposant la peluche d’œuf qu’il tenait en mains. J’ai eu quelques nouvelles de ma mère et de mon frère. Tout semble OK à la maison.
— Et des nouvelles de ton père ?
— Je lui ai envoyé un message, dans lequel je lui avais expliqué ce qu’on avait déjà fait et visité. Il m’a répondu qu’il était content que tout se passe bien.
— Et c’est une bonne nouvelle ?
— Au moins il m’a répondu. J’ai décidé de faire plus d’efforts. Ce ne sera sans doute pas facile et je me heurterai peut-être à un mur, mais j’espère que le mur s’effritera et, qu’au fil du temps, j’arriverai à renouer une relation avec lui.
— Tu y arriveras, le rassura Simon. Tu es une personne sincère et déterminée. Ton père réalisera à quel point tu es formidable.
— Merci Simon…
— De quoi ?
— D’être un ami aussi bienveillant pour nous tous. Je suis certain que je parle au nom des trois autres aussi en disant cela.

Simon bredouilla une réponse et l’alarme du téléphone se mit à sonner.

— Il nous reste dix minutes, dit Jérémie. Viens, on va payer.

Ils se rangèrent dans la file, payèrent leurs achats, puis redescendirent par les escaliers. Ils se retrouvèrent à l’entrée du Don Quijote une minute avant l’heure de rendez-vous. Lorsqu’Alex sortit du magasin quelques secondes plus tard, il n’en crut pas ses yeux.

— Ah ben ça…, marmonna-t-il.

Esteban, juste derrière lui, déboîta et se précipita vers Simon, l’air désolé.

— J’ai fait ce que j’ai pu, mais il ne m’a pas écouté !

Aymeric, quelques pas derrière, tenait un grand sac dans ses mains. Vraisemblablement, il s’était permis plus que quelques petits achats coups de cœur.

— T’inquiète Simon, je gère ! dit-il. Enfin non, tu gères un peu plus que moi, mais on trouvera bien une solution. Comment veux-tu que je résiste à tout ça, moi ? C’est entièrement la faute de Jérémie.
— Hé, oh ! Ne me rejette pas la faute dessus, hein.
— Bon, les gars, vous vous calmez ? tenta de dire Alex en s’interposant entre les deux. Ce qui est fait est fait. Quelle est la suite, à présent ?

Jérémie sortit son téléphone et frappa quelques mots dans son moteur de recherche, puis releva la tête.

— C’est à quelques rues d’ici. Venez, on y va.

Ils arrivèrent rapidement à destination : Karaoke Kan.

— On va chanter ? se réjouit Esteban.
— Aller au Japon sans passer par la case karaoké, c’est impensable. Vu que nous sommes encore en après-midi, les tarifs sont moins élevés. Allez, hop. On va se payer une heure.

La double porta automatique s’ouvrit devant eux et ils débouchèrent dans un hall où se trouvait un comptoir en bois plaqué. Un jeune homme, vêtu d’un costume noir, s’inclina devant eux lorsqu’ils s’approchèrent.
Il leur expliqua les tarifs, ils commandèrent leurs boissons puis ils furent aiguillés vers la salle de karaoké qui les accueillerait.
Ils montèrent au troisième étage, se retrouvèrent dans un couloir étroit aux murs lignés beige et bruns où se succédaient, de part et d’autre, des portes en verre teinté. Ils entrèrent dans la salle 302. De larges tables noires au centre de la pièce entourées de banquettes noires, avec une vitre offrant une vue sur la rue, puis, dans un coin de la pièce, la machine à karaoké. La télévision était allumée, accompagnée d’une tablette permettant de sélectionner les chansons et de deux micros emballés dans du plastique.
Ils glissèrent sur les banquettes, entassèrent leurs affaires dans un coin puis Esteban s’empara de la tablette. Tout était écrit en japonais. Il la tendit à Simon.

— Tu peux… ?

Simon lut les indications, appuya sur quelques boutons puis la repassa à Esteban. Tout y était indiqué en anglais à présent.
Il remercia son ami d’un « chouette » puis partit à la découverte des chansons. Les boissons furent amenées alors qu’ils s’extasiaient sur le fait qu’il y avait même des chansons françaises de disponibles.
La première chanson se lança : My heart will go on, de Céline Dion. Esteban prit le premier micro et donna le second à Simon, un peu perdu. Esteban se lança dans les premières notes, timidement accompagné par Simon qui refourgua très rapidement le micro à Alex, qui lui-même le passa à Aymeric. Les chansons défilèrent : Dragostea Din Tei, d’O-Zone ; Hello, d’Adèle ; Il me dit que je suis belle, de Patricia Kaas ; Gimme Gimme Gimme, d’Abba, et bien d’autres. Alex préférait s’abstenir de chanter, mais profitait de ce bon moment avec ses amis. Aymeric, Esteban et Simon se passèrent le micro alors que Jérémie les filmait.
Peu avant la fin, Jérémie demanda s’il pouvait chanter une chanson de son choix, ce qui fut accepté sans le moindre problème. Il s’empara du micro, la mélodie se lança et il commença à chanter…

                                  You are my fire
                                  The one desire
                                  Believe when I say
                                  I want it that way

Les quatre autres étaient stupéfaits. Non seulement Jérémie chantait bien, mais chaque mot était dit avec intensité. Avait-il suivi des cours de chant dans son cursus ?
Alors que les dernières notes s’égrenèrent, il fut largement applaudi et félicité par ses camarades. Malheureusement, ce fut l’heure de quitter la salle. En retraversant le couloir, ils entendirent des chanteurs et chanteuses amateurs qui s’époumonaient de l’autre côté de la porte.

— Ah ben vous voyez, commenta Aymeric. Comparé à eux, nous, c’était pas mal en fait !
— Oui, enfin nous quatre. Jérémie, lui, est hors catégorie tellement il chante bien, dit Esteban.

Jérémie sourit.
Ils se retrouvèrent en rue, devant le karaoké, attendant la suite du programme.

— Je vous préviens déjà que je n’ai rien prévu pour le repas, donc on verra ensemble ce qu’on voudra manger. J’ai une dernière petite activité de prévue juste avant. Comme j’ai bien fait les choses, c’est aussi à quelques rues d’ici.

Ils se remirent en route et rejoignirent une des grandes artères commerciales qui débutait sur Shibuya Crossing, jusqu’à atteindre un espace rempli de machines à pièces distribuant des jouets dans des capsules.

— T’as mis le paquet, toi, aujourd’hui. Des gachapon à présent ! s’enthousiasma Aymeric.
— On en a déjà croisé depuis notre arrivée, mais nous n’étions pas encore rentrés dans un espace qui était consacré uniquement à ça… et sur deux étages, dit Jérémie. Faites-vous plaisir !

La bande se précipita à l’intérieur et scruta chaque machine, regardant ce qu’elle avait à proposer. Là aussi, les grands classiques de l’animation japonaise y étaient représentés, ainsi que d’autres jouets moins connus pour les Occidentaux qu’ils étaient. Il y en avait par exemple représentant les différentes lignes de train, d’autres représentant des spécialités culinaires telles que des tempuras, ou encore des personnages à l’apparence relativement louche.
Simon s’arrêta net devant une machine.

— Oh, mais need ! dit-il.

Jérémie et Esteban s’approchèrent de lui et regardèrent ce que le gachapon offrait. On y trouvait des produits de boulangerie de la marque Pasco.

— Je VEUX le melon pan, s’écria Simon.

Il sortit son portefeuille et fit tourner la machine à coups de trois cents yens, espérant récupérer la capsule tant convoitée. Il obtint trois capsules de muffins, quatre de pain brioché, deux d’apple pie mais aucun melon pan.

— Rhaaaa ça m’énerve !

Esteban et Jérémie avaient rarement vu leur ami dans un tel état. Depuis leur arrivée au Japon, Simon avait montré un réel intérêt pour les melon pan. Il en mangeait un au petit-déjeuner – sauf si ce dernier était compris dans l’hébergement –, mais il en prenait également un ou deux en journée quand il en trouvait dans des boulangeries ou des konbinis qu’ils n’avaient pas encore croisés. Il semblait particulièrement aimer ce pain brioché japonais, mais ils n’avaient pas réalisé à quel point.

— Attends, laisse-moi essayer, proposa Jérémie.

Il sortit de la monnaie de sa poche et tourna le mécanisme. Un apple pie. Il remit de l’argent dans la machine, tourna à nouveau. Les muffins. Il récupéra encore de la monnaie.

— Laisse tomber, dit Simon. C’est gentil de ta part, mais je dois me faire une raison.

Jérémie enfonça les pièces dans l’encoche, tourna. Un melon pan. Il le tendit à son ami.

— Tiens, cadeau.

Simon récupéra la capsule, vit l’objet à l’intérieur et cria de joie. Il serra Jérémie dans ses bras puis le remercia de tout son cœur.
Une fois leur frénésie d’achats passée, la bande des cinq se réunit et chacun montra fièrement ses trouvailles. Simon sortit les nombreuses capsules Pasco. Face à l’air dépité de certains, il proposa d’en offrir à ceux qui en voulaient. Ils se servirent, l’un l’apple pie, l’autre les brioches ou les muffins. Aymeric en prit deux, disant qu’il y en aurait un pour Fanny et un pour lui, histoire d’avoir un petit gadget en commun. Les autres le chambrèrent une fois de plus, mais ils s’étonnaient de voir que leur ami, souvent grande gueule, était un romantique invétéré.
L’heure du repas avait sonné. Le quartier de Shibuya était rempli de petits restaurants proposant de nombreuses spécialités japonaises. Ils entrèrent dans un restaurant qui offrait une diversité de plats, allant du sashimi au tempura, en passant par les donburi ou les nouilles udon. Chacun y trouverait son bonheur.
Ils mangèrent de bon cœur et retournèrent à l’hôtel, où ils firent le check-in. La répartition des chambres restait la même que lors des premiers jours. Le lendemain serait une journée particulière : ils quitteraient Tokyo pour Kamakura. Ce qui, initialement, représentait la destination tant attendue par Simon représentait aussi une belle dose de stress, suite aux révélations de Yota.
Ils s’arrangèrent pour le rendez-vous du lendemain, matinal lui aussi.

— Fanny et Charlotte feront la route avec nous, demain ? demanda Alex.
— Fanny m’a prévenu qu’elles nous retrouveraient sur place. Dès qu’on arrive à Kamakura, on doit se rendre à l’auberge afin d’y déposer les valises. Elles nous y attendront.

La bande se salua dans l’ascenseur car, cette fois, les chambres ne se trouvaient pas au même étage. Ils allèrent dormir tôt, se disant qu’il fallait qu’ils soient en forme pour parer à tout problème qui pourrait survenir à Kamakura… Et puis qui sait, peut-être ne se passerait-il rien ?

Chapitre 19 – Le Grand Bouddha

Simon, installé dans le train de la ligne Shonan-Shinjuku Line, déballa son melon pan et mordit dedans à pleines dents. Ce train local n’offrait pas le même confort que les shinkansens, mais ils avaient eu la chance de pouvoir trouver une place assise, les valises calées entre les jambes, ce qui rendrait cette heure de trajet un poil confortable.
Les paysages urbains s’effacèrent vite pour laisser la place aux champs, forêts et rizières. Depuis leur arrivée, les journées avaient été excessivement chaudes et humides. Parfois, une averse s’était abattue en soirée ou durant la nuit, mais systématiquement de courte durée. Simon s’étonna donc de voir les champs d’un vert intense, une nuance qu’il n’avait jamais constatée dans les champs de sa région.
Changement de ligne à la gare de Kamakura, pour descendre trois arrêts plus tard à celle de Hase. Il s’agissait surtout de deux longs quais, enclavés dans la ville, qui permettaient facilement aux voyageurs de monter ou de descendre du train.
Comme à son habitude, Alex prit les commandes, sortit son téléphone portable et encoda l’adresse de l’auberge : sept minutes à pied, en direction de la mer. Ils se retrouvèrent en un claquement de doigts devant un logement sur deux étages, les escaliers serpentant à l’extérieur. Il comportait aussi un jardin en deux parties : de l’herbe, des arbres et quelques pavés d’une part ; un jardin zen avec un étang, une lanterne en pierre, du sable et du gravier d’autre part.

— J’ai comme l’impression qu’on sera seuls, ici… commenta Jérémie.

Ils furent accueillis au rez-de-chaussée dans ce qui semblait être une pièce de vie. Celle-ci offrait une vue panoramique sur la mer et les pins adjacents, puis sur le jardin zen de l’autre. Le mobilier était en bois et le sol recouvert de tatamis. Ils complétèrent les formalités d’usage auprès de l’hôte qui les attendait pour l’accueil, mais les cinq amis ne pouvaient pas s’empêcher de regarder autour d’eux et d’admirer ce logement sans pareil.
Ils découvrirent alors l’étage, où se trouvait une chambre avec deux grands lits, une vaste salle de bain avec deux vasques, une douche et un bassin rond en bois dans lequel se détendre. Leur hôte leur expliqua que deux personnes pourraient dormir dans la chambre, tandis que les trois autres profiteraient des futons au rez-de-chaussée. Pas la peine d’en discuter : Aymeric et Alex occuperaient les lits tandis que les trois autres profiteraient de futons pour leurs dernières nuits.
L’endroit était calme, la vue splendide. L’agence avait frappé fort.
Lors de leurs premiers contacts avec celle-ci, ils avaient expliqué dans quelles villes ils voulaient se rendre, mais avaient également estimé un budget qui, bien entendu, n’était pas exorbitant. Cette auberge aux accents très modernes dénotait fortement avec les autres logements où ils avaient séjourné. Comment Fanny et sa collègue avaient-elles fait pour que ce ryokan leur soit accessible ? Était-ce une des surprises dont la jeune femme avait parlé ? Leur agence disposait-elle d’arrangements avec les propriétaires de ce lieu ?

— On y va ? demanda Aymeric. Les filles ont un peu de retard, elles nous rejoindront.
— Oui oui, je suis prêt, répondit Simon qui était perdu dans ses pensées. Un des incontournables à Kamakura, c’est le Daibutsu. N’attendons donc pas, et allons-y !

Depuis leur arrivée, Simon semblait excité de démarrer les différentes visites qu’il avait prévues à travers la ville. Ils quittèrent l’auberge paradisiaque et tournèrent au coin de la rue, pour se retrouver face à un magasin Lawson. Ils en avaient déjà croisé pas mal durant leur voyage, mais n’étaient encore jamais entrés dedans. Simon se dit que ça lui permettrait de pouvoir goûter facilement à leur melon pan, vu la proximité du konbini avec le logement… mais pour le moment, ils avaient plus urgent.
La balade dura quinze minutes, sans traîner, malgré le fait que la rue ne cessait de monter vertigineusement vers le Kōtoku-in. Kamakura était une ville côtière, mais de nombreuses collines l’entouraient également, ce qui faisait qu’on ne cessait de grimper et de descendre.
La bande des cinq arriva donc en sueur devant l’entrée du temple. Simon se précipita aux caisses, intimant ses camarades traînards de se presser.
Ils marchèrent vers la porte Niomon, entourée par les deux rois gardiens Deva du temple. Petit arrêt au temizuya pour se purifier les mains, avant de continuer sur le chemin en pierre. De nombreux arbres bloquaient la vue, si bien que malgré ses onze mètres de haut, la statue se dérobait encore à la vue des visiteurs trop impatients. Simon tourna au détour d’un chemin et, là, il la vit. Le Bouddha en bronze était assis en position majestueuse, comme s’il attendait patiemment la visite de chacun des pèlerins.
Simon sentit une émotion qui le submergea. Son pas ralentit. Son empressement laissa doucement la place au respect.
De nombreux touristes s’agitaient devant la statue, la fusillant de clichés. Simon, lui, préférait rester encore un peu en retrait. Devait-il s’incliner ? La saluer ? Prier ?

— Tu viens ? s’impatienta Esteban.
— Allez-y déjà, dit Simon pour toute réponse.

Ses quatre amis rejoignirent le groupe de visiteurs, tandis que lui ne savait toujours pas comment réagir.

— Bonjour, chuchota-t-il. Merci de nous accueillir dans ce lieu sacré. C’est un honneur pour moi de pouvoir être ici.
— À qui parles-tu ? demanda une personne derrière lui.

Surpris, le jeune homme sursauta et se retrouva nez-à-nez avec Yota.

— Tu vas trouver ça bête, mais je remerciais le Grand Bouddha de nous accueillir.

Yota resta quelques secondes silencieux.

— Ton intuition est surprenante, Simon. Pour tous ces gens ici, il ne s’agit que d’une statue en bronze. Pourtant, le Grand Bouddha fait partie des êtres surnaturels les plus influents sur Kamakura, sans doute même sur toute la région. Tu feras sa connaissance lors de la cérémonie.
— Que… quoi ? Quand ?
— Tu ne l’as pas senti ? De nombreux regards sont posés sur toi, depuis votre arrivée en ville. Je ne sais pour quelle raison, même tes amis possèdent à présent quelque chose d’intriguant. Suite à l’attaque au téléphérique et ton intervention magistrale, je crois que vous ne courrez plus le moindre risque avant demain soir, mais restez sur vos gardes.
— Demain soir ? C’est donc à ce moment que la cérémonie aura lieu.

Yota sourit pour toute réponse, puis se retourna.

— Attends ! cria Simon en se jetant sur le kitsune, le serrant dans les bras pour l’empêcher de partir.

Yota se figea. Simon avait agi sans réfléchir. Pourquoi, d’ailleurs ? Il avait tant de questions à lui poser, mais rien ne lui venait en tête. Puis il sentit la poitrine de Yota bouger au rythme de sa respiration, ainsi que la chaleur de son corps. Le feu lui monta aux joues, gêné par son geste.

— Hé, Simon, qu’est-ce qu’il se passe ? cria Aymeric alors qu’il courait vers lui, suivi de leurs trois autres amis.
— Euh, désolé… murmura Simon alors qu’il relâchait son étreinte.

Yota fit face à Simon, puis ils furent rejoints par les autres jeunes hommes.

— Ils vont encore s’en prendre à Simon, c’est ça ? dit Aymeric en élevant la voix.
— Non, rassure-toi pour ça. Tout est calme pour le moment. Simon vous expliquera.

Yota les salua, puis se hâta vers l’entrée du temple avant de disparaître derrière les arbres.

— Alors ? Qu’a-t-il dit ? demanda Alex.

Simon leur relata l’échange avec Yota. Tous les cinq se regardèrent, perplexes, ne sachant pas trop s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle.

— Au moins, nous serons fixés demain soir, fit Jérémie.
— C’est ça. Et toute cette histoire sera bel et bien derrière nous, dit Aymeric. Pour le moment, profitons de cette ville que tu voulais tant visiter.

Ils s’approchèrent donc de l’immense statue. Simon l’observa sous toutes les coutures et, voyant qu’il était même possible d’entrer à l’intérieur, il paya les 50¥ d’entrée pour pénétrer dans le passage sombre, puis monta les escaliers en métal. Il arriva dans un large espace et constata que la statue était creuse. Des panneaux donnaient plusieurs indications en japonais et en anglais concernant la statue. Seules quelques personnes visitaient l’intérieur en même temps que lui, mais la chaleur y était suffocante. De hautes températures à l’extérieur couplées à du bronze ne faisaient sans doute pas bon ménage. Il resta donc à peine cinq minutes dans le Bouddha avant de sortir, de larges gouttes perlant sur son front.

— Hé, regarde ! dit Aymeric en brandissant vers lui un objet.

Il s’agissait d’un porte-clés représentant des sandales de paille warazori. Suite à la Seconde Guerre Mondiale, des enfants d’un club de la ville de Hitachi-Ota avaient tressé ses chaussures de 1,80 m dans le but que le Grand Bouddha sillonne le pays pour apporter du réconfort au peuple japonais. Depuis ce jour, tous les enfants de ce même club se chargeaient de tresser de nouvelles sandales tous les trois ans.

— Allez, prends-le, c’est un cadeau, fit Aymeric.
— Merci, mais… tu ne devais pas. Garde-les pour toi, si tu veux.
— Tu crois quoi, hein ? J’en ai acheté un pour moi aussi. Ils ont même été bénis par les employés du temple.

Simon remercia son meilleur ami et attacha le porte-clés à sa sacoche, à côté du melon pan. Ils restèrent encore une vingtaine de minutes installés sur un banc en pierre, à proximité du Daibutsu. Un vent agréable soufflait et ils s’y sentaient tous bien. Apaisés.
Puis, Simon se leva.

— On va manger ?

Il n’en fallut pas plus pour qu’Esteban se redresse et bondisse sur ses jambes. Sur le chemin de pierre menant vers la sortie, Simon se retourna une dernière fois.

— Merci de nous avoir accueillis, murmura-t-il.

Allait-il réellement le rencontrer le lendemain, lors de la cérémonie ? Il ne savait toujours pas en quoi elle consistait, d’ailleurs, et cette histoire commençait doucement à l’agacer. C’était bien beau, de lui faire savoir qu’il devait faire partie d’une cérémonie pour laquelle seuls les êtres surnaturels étaient conviés, puis de l’attaquer dans un téléphérique, lui et ses amis. Il était plus que temps que tous ces mystères cessent, et ils allaient l’entendre !
Ses amis le hélèrent sous les portiques de la sortie, alors il pressa le pas pour les rejoindre. Ils quittèrent l’enceinte du temple et prirent le bus les menant à la rue Komachi-Dori. Cette artère commerciale était réputée pour allier commerces modernes, haute gastronomie et boutiques conceptuelles. Ils n’eurent donc aucun problème à trouver un restaurant prêt à les accueillir, d’autant plus que le rush de l’heure du midi était terminé.
Ils choisirent un restaurant proposant des menus de la mer : soupe miso aux coquillages, légumes vinaigrés, bol de riz avec sashimi de saumon ou de thon et gyozas. Un repas local, frais, dans une salle climatisée. Ils n’en demandaient pas plus.
Après le repas, ils visitèrent les innombrables boutiques de la rue. Ils achetèrent des stickers et badges amusants dans une boutique dédiée à cela, ainsi qu’un daruma dans un des magasins proches. La légende racontait que ces figurines en papier mâché aidaient à réaliser ses vœux. Pour cela, il suffisait de dessiner à l’encre noire la pupille du premier œil tout en formulant mentalement son vœu. Il fallait ensuite poser la figurine en hauteur, puis, lorsque le vœu était réalisé, on dessinait la seconde pupille et on écrivait la façon dont il s’était réalisé.
La bande des cinq avait décidé que, dès leur retour chez eux, ils formuleraient ensemble leurs vœux et placeraient les daruma côte à côte, espérant que les vœux se réalisent tous en même temps.
L’après-midi avait déjà bien avancé. Ils marchèrent en direction de la mer, ôtèrent leurs chaussures en arrivant dans le sable et trempèrent leurs pieds dans l’eau.

— Ce que j’aimerais m’y baigner…, dit Jérémie.
— Vœu exaucé ! répondit Simon. J’allais vous proposer de débuter la journée de demain avec une petite baignade. Ça vous dit ?
— Carrément !

Le soleil disparaissait doucement dans la mer quand la bande des cinq, assise sur un muret en bordure de plage, se frottait les pieds pour réenfiler leurs chaussures. Aymeric, déjà prêt, tenait son téléphone en main.

— Alors ? Elles ne devaient pas nous rejoindre ? s’inquiéta Alex.
— Oui, sauf que je n’ai plus de nouvelles depuis le début d’après-midi. Peut-être qu’elles nous font encore une surprise ? se hasarda Aymeric en se tournant vers Simon.
— Cette fois, je ne suis au courant de rien, répondit-il.
— Bon, si ça se trouve, elles nous attendent à l’auberge pour nous saluer. On y va ?
— Euuuuh…, commença Simon, gêné.

Il se balançait sur ses pieds, visiblement mal à l’aise.

— Il y a un problème ? demanda Alex.
— Non. C’est juste que… Peut-on passer par le Lawson ? J’aimerais goûter un de leur melon pan.
— Tu te prends pour Esteban, maintenant ? le railla Jérémie.
— Mais euh, c’est méchant ! commenta l’intéressé.

Ils quittèrent la plage alors que les derniers rayons du soleil s’éteignaient, avalés par l’océan.

Chapitre 20 – Yokai

Simon s’agitait dans tous les sens, enroulé dans l’épaisse couverture en coton de son futon. Sa respiration était haletante, ses draps humides par sa transpiration.
Il se réveilla en sursaut.
Un bref regard autour de lui, le temps de réaliser où il était : l’auberge moderne à Kamakura, les deux vitres panoramiques permettant de contempler le jardin et la mer. Esteban et Jérémie étaient endormis, le premier allongé sur le dos, une jambe et un bras hors des draps ; le second roulé en boule.
Simon se remplit un verre d’eau et avança sur la pointe des pieds vers la vitre orientée jardin. Son cœur battait la chamade, mais cette vue l’apaisait. Il vida son verre d’un trait et le posa sur la table proche de lui, lorsque son regard fut attiré vers une lumière mouvante à l’extérieur. Soudain, plus rien.
Il se pencha en avant vers la vitre, scrutant chaque recoin. Une lueur brilla moins d’une seconde derrière un arbre, faiblement, mais juste assez pour que le jeune homme la remarque. Il fit coulisser silencieusement la porte menant vers le jardin et se glissa à l’extérieur. Même aux heures les plus noires de la nuit, il faisait encore chaud, mais le vent frais maritime qui soufflait amenait un brin de fraîcheur.
Il fit quelques pas, pieds nus, sur les planches en bois de la terrasse, puis descendit la marche et sentit le contact doux de l’herbe. Il se rapprocha de l’arbre d’où venait la lueur : un pin noir de trois mètres de haut. Son tronc n’était pas large, ce qui signifiait que si quelqu’un ou quelqu’un chose se cachait derrière lui, il aurait déjà dû l’apercevoir.

— Il y a quelqu’un ? dit Simon à voix basse. Yota, c’est toi ?

Simon arriva à la hauteur du pin, en fit le tour… et ne pouvait pas en croire ses yeux. Juste là, sous ses yeux, se trouvait une ombrelle jaune, avec deux bras, une seule jambe sur laquelle elle sautillait, une longue langue, et un unique œil qui l’observait.
Par surprise, Simon recula d’un pas. Le yokai commença à briller à l’instant même où Simon se sentit propulsé dans les airs. Ses pieds ne touchaient plus le sol, il se voyait s’éloigner de plus en plus de la terre ferme. Deux mètres. Cinq mètres. Dix mètres. Vingt mètres.
Il gesticula dans tous les sens mais lévitait pourtant tranquillement, sans que cela ne change quoi que ce soit à sa hauteur ou à sa position. Il cria. Sans succès. Il baissa la tête et chercha la créature qu’il venait de rencontrer. Il repéra le pin noir, et le yokai qui l’observait de son œil unique tout en faisant tourner sa longue langue. Puis, des lumières s’allumèrent à l’horizon. Il ne s’agissait pas de lumières de lampadaires ou de maisons, non. De nouvelles lumières apparurent sur les sentiers, dans la forêt, sur les collines, dans le ciel, proches de la mer aussi. Certaines brillaient fortement, d’autres plus légèrement.
Un faisceau éclaira le ciel, à l’horizon. Il pensa directement au Bat Signal, le faisceau de lumière qui brillait dans le ciel nocturne pour appeler Batman. Pas de chauve-souris ici, cependant, juste un large rayon vertical en direction des étoiles. Il provenait des collines au nord-est de sa position.
Simon remarqua alors que toutes les lumières se dirigeaient vers ce lieu, y compris le Kasa-Obake qui venait de quitter le jardin de l’auberge et sautillait sur les sentiers qui coupaient à travers les bois.
Nouvelle tentative pour bouger de cette position statique en plein milieu du ciel. Sans succès, une fois de plus. Peut-être que son bracelet pourrait l’aider ? Il posa sa main droite sur son poignet gauche… aucun bracelet.

— Impossible, murmura-t-il.

Il était certain de ne pas l’avoir retiré, pas même pour sa douche en fin de soirée. Avait-il glissé durant son sommeil ? Ou quelqu’un l’avait-il volé ? Il aurait entendu du bruit si quelqu’un s’était introduit dans leur logement, d’autant plus que tout était encore fermé à clé quand il avait ouvert la porte menant au jardin.
Bon, pas la peine de tergiverser, il fallait agir. Il ferma les yeux, et essaya de se plonger dans le même état que lorsqu’il avait aidé Yota lors de l’attaque au téléphérique. Il eut l’impression qu’il se mettait doucement à bouger. Il rouvrit timidement les yeux, se concentrant sur son état ainsi que sur la direction qu’il prenait.
Il avançait lui aussi vers le faisceau.
Les lumières affluaient de tous les côtés, y compris des airs. Trop absorbé par cet effort de concentration – ou trop effrayé peut-être – il n’osait pas observer les créatures qui, comme lui, se rapprochaient de la destination.
L’endroit d’où la lumière émanait provenait de l’intérieur d’une colline. Il était entouré d’une route asphaltée et de maisons, alors que Simon aurait pensé qu’il se retrouverait au milieu de la forêt ou perdu dans la nature. Zeniarai Benzaiten Ugafuku-jinja, lut-il sur un panneau indiquant une ouverture menant au cœur de la colline. Un sanctuaire ? s’étonna Simon alors qu’il entrait dans le faisceau. La lumière fut si vive qu’il en fut ébloui. Il ferma les yeux par réflexe, puis constata que la lumière derrière ses paupières closes avait disparu. Il rouvrit lentement les yeux : il faisait sombre. Seule la pleine lune éclairait les environs. Il ne remarqua plus aucune créature briller, ni même se diriger vers le sanctuaire au-dessus duquel il se trouvait. Qu’est-ce que cela signifie ? pensa-t-il.
Soudain, il eut la sensation qu’on le lâchait, et il se mit à tomber. Vite. De plus en plus vite. Il se rapprochait de l’ouverture dans la colline. Il y décernait un sanctuaire. Les toits des bâtiments. Le sol.
Simon s’éveilla en sursaut en poussant un cri. Jérémie et Esteban se redressèrent.

— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? dit Esteban, les yeux mi-clos et regardant tout autour de lui.
— Un… Un rêve, répondit Simon. Ce n’était qu’un rêve. Il semblait pourtant tellement réel.
— Un rêve ? T’es certain ?

Simon leva son bras gauche et y trouva le bracelet avec les dix billes.

— Oui, juste un rêve. Tout va bien. Rendormez-vous, je vous raconterai demain.

Les trois jeunes hommes se recouchèrent et retrouvèrent rapidement le chemin du sommeil. Sur la table près de la vitre orientée jardin, un verre vide y était toujours posé…

Chapitre 21 – Jérémie et Esteban

— Je suis certain que tout va bien ! dit Jérémie à Aymeric, tentant de le rassurer. Charlotte et elle n’ont pas cessé de travailler depuis qu’elles sont arrivées. Si elle ne t’a pas encore donné de nouvelles, c’est qu’elle a dû s’écrouler de fatigue et se remettre au travail au saut du lit.
— Si au moins je savais dans quel hôtel de Kamakura elle logeait, j’aurais pu y passer pour voir si elle allait bien… s’attrista Aymeric.

Les deux amis étaient installés sur une serviette, les pieds dans le sable. Alors que les trois autres se baignaient encore dans la Baie de Sagami, Jérémie et Aymeric profitaient de la quiétude du matin et du vent frais pour se prélasser sur la plage. Aymeric n’arrêtait pas de récupérer et de ranger son téléphone dans la poche de son bermuda rangé dans le sac, vérifiant si Fanny avait répondu à son avalanche de messages envoyés depuis la veille.

— Nous devions nous retrouver à Kamakura, mais je ne l’ai pas revue depuis Kyoto. Tout cela m’inquiète.

Aymeric jouait souvent les durs et semblait tout prendre sur le coup de la plaisanterie, mais cette vulnérabilité qu’il affichait étonna Jérémie. Depuis quelques mois de relation avec Fanny, Aymeric semblait plus ouvert. Il se montrait plus à l’écoute envers ses proches, plus désireux de les aider, aussi. Il avait gagné en maturité, et cela n’en était que plus touchant.

— Je ne te savais pas aussi accro, dit Jérémie.
— Accro ? répéta Aymeric. Je ne sais pas si je suis accro, en tout cas je suis amoureux. Je ne le lui ai encore jamais dit, mais je me sens bien à ses côtés.

Jérémie tourna la tête vers Esteban, qui s’amusait à nager vers les deux autres pour les éclabousser d’eau. Il ne put réfréner un sourire.

— Et toi ? Tu comptes le lui dire quand ?
— Quand ? Quoi ? Hein ??
— Tu ressens quelque chose pour Esteban, ou je me trompe ? Ton regard a changé depuis quelques jours.
— Changé ? Pourquoi dis-tu ça ?
— Ce n’est qu’une impression. Je me trompe peut-être, hein ! s’excusa Aymeric.
— Non, c’est… en fait, tu as raison. Je ressens plus que de l’amitié pour lui, mais je me dis que c’est peut-être dû à l’euphorie du voyage et que tout s’estompera à notre retour. Je n’ai pas envie de gâcher notre amitié pour une impression.
— Esteban ne m’en a jamais parlé, mais ça crève pourtant les yeux. Quand il te regarde, il y a plus que de l’amitié dans son regard.

Jérémie écarquilla les yeux. Il regarda Aymeric, puis Esteban, puis Aymeric, à nouveau Esteban, pour finalement revenir vers Aymeric.

— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Esteban a toujours été un gars très solaire. Il s’intéresse vraiment à l’autre, et on se sent bien en sa compagnie. C’est aussi un ami fidèle, toujours là pour discuter, boire un verre ou nous changer les idées en nous faisant vivre les folles soirées dont lui seul a le secret. Quand il te regarde, quelque chose dans son regard s’illumine. Il n’y a pas le même éclat dans ses yeux quand il nous regarde, nous.

Jérémie fut troublé par ces mots. Son ami essayait-il simplement de le rassurer ? Pourquoi irait-il inventer cela, d’ailleurs ? Si tel avait été le cas, Jérémie l’aurait remarqué, lui aussi… n’est-ce pas ?
Jérémie se releva d’un coup. Il avait le regard fixé sur Esteban. Il marcha dans le sable. Il ne réfléchissait plus, comme poussé par une impulsion plus forte que lui. Il mit ses pieds dans l’eau fraîche, mais il continuait à avancer. Les trois amis baigneurs l’aperçurent et le hélèrent. L’eau à la hauteur des genoux, Jérémie avançait encore, ne pouvant pas quitter Esteban des yeux. Simon, Alex et Esteban se calmèrent, interloqués par cette attitude étrange de leur ami qui n’était plus qu’à deux mètres d’Esteban. Il se planta devant lui. L’eau leur arrivait au nombril. Jérémie était le plus sérieux du monde, ce qui troubla Esteban.

— Il se passe quoi, là ? demandé Esteban. T’es possédé par un yokai ?

Comment devait-il s’y prendre ? Il avait agi sans réfléchir, mais, à aucun moment il ne s’était demandé ce qu’il comptait faire une fois devant lui. Lui parler ? Lui avouer ses sentiments ? Lui expliquer que ce qu’il ressentait, il ne l’avait jamais ressenti auparavant ? Qu’il ne savait pas ce qui avait changé, mais que ce qui était certain, c’était que lui avait changé ? Qu’il n’avait qu’une idée en tête à présent : ne plus le quitter, car il était celui avec qui il se sentait heureux. Il était la personne à qui il se confiait, qui lui remontait le moral, qui était toujours présent pour lui, dans les meilleurs et pires moments. Lui dire qu’il ne savait pas ce que la vie leur réservait, mais qu’il savait qu’il serait plus fort à ses côtés ?
Il aurait pu lui dire tout ça.
Il l’embrassa simplement.
Esteban fut surpris, bien sûr. Comme les deux autres, dans l’eau, qui assistaient à la scène, incrédules. Puis, Esteban enlaça Jérémie et lui rendit son baiser. Il ne comprenait pas ce qui était en train de se dérouler, mais c’était bien réel.
Simon et Alex s’écartèrent doucement, puis rejoignirent Aymeric resté seul sur la plage.
Jérémie et Esteban s’embrassèrent durant de longues minutes, puis leurs lèvres s’écartèrent, et ils restèrent tous les deux, perdus dans le regard de l’autre. Ils n’échangèrent aucune parole. Ce n’était pas nécessaire, vu que tout avait été partagé par ce baiser.
Esteban murmura le mot « Enfin… », un léger sourire de béatitude au coin des lèvres. Puis il bondit sur place, tout en tenant Jérémie par la main et en l’entraînant à l’écart de la zone où ils se tenaient.

— Quelque chose m’a piqué ! cria-t-il. Comme des décharges électriques.
— Le coup de foudre ? plaisanta Jérémie. Aïeuh ! J’ai aussi été piqué.

Ils sortirent de l’eau en une fraction de seconde et s’affalèrent sur les serviettes étendues sur le sable.
Une nouvelle journée débutait.
La fin du voyage était proche et ils ne savaient pas comment se passerait la soirée.
Une nouvelle journée débutait.
Et elle débutait pleine de promesses.

Chapitre 22 – Fanny

La journée fila en un éclair. Le baiser fougueux de Jérémie avait étonné toute la bande, Esteban en premier. La surprise avait vite laissé la place au bonheur, aux rires et à la joie.
Après un bref passage à l’auberge pour se changer, ils avaient profité de cette nouvelle journée ensoleillée pour visiter le temple Hase-Dera, situé sur une colline boisée à quelques pas de leur logement. Ils s’étaient extasiés devant la statue en bois de camphre recouverte de feuilles d’or de Kannon, puis avaient continué leur route vers le Tsurugaoka Hachiman-gū, le sanctuaire shinto principal de Kamakura. Ils en avaient profité pour déguster des mitarashi-dango, trois boulettes de riz enfilées sur une brochette et laquées à la sauce soja sucrée. Ils s’étaient enfin perdus dans les multiples rues et ruelles de la ville, avaient pris leur repas dans un petit restaurant isolé proche d’une immense forêt et avaient savouré le calme ambiant.
Fanny n’avait toujours pas répondu aux messages d’Aymeric.
Le jeune homme devenait de plus en plus anxieux face à ce silence soudain. Qu’avait-il fait qui aurait pu provoquer la colère de sa copine ? Avait-il eu une attitude déplacée durant leur soirée à Kyoto ? L’avait-il blessée par une parole ou par un geste ? Si ça se trouvait, elle avait peut-être perdu son téléphone portable, l’avait cassé ou laissé tomber dans la rivière Kamogawa. Non, cela n’était pas possible car elle lisait encore les messages, mais n’y répondait pas. Ni à ses appels, d’ailleurs.
Il commençait même à envisager le pire, comme un accident ou une agression. Vu qu’il n’avait pas le numéro de Charlotte, impossible de contacter sa collègue pour avoir un début de réponse. Inutile également de contacter le bureau de l’agence de voyages, ils le renverraient vers une adresse e-mail…
L’inquiétude se propageait doucement dans le groupe, sans parler de la cérémonie qui s’annonçait au sanctuaire.
Enfin, la délivrance. Aymeric reçut un message WhatsApp de Fanny : « Rendez-vous au Lawson à 18h. Soyez tous présents. » Encore une surprise ? Mis à part ces quelques mots, il n’y avait aucun mot tendre, aucune réponse aux questions posées par le jeune homme. Rien qui pouvait le rassurer.
Aymeric montra le message à ses amis, tout aussi étonnés que lui. L’après-midi était déjà bien avancée et ils s’étaient écartés du centre-ville. S’ils se mettaient en route à pied vers le Lawson près de leur auberge, ils arriveraient peu avant l’heure de rendez-vous. Ils ne tergiversèrent pas : en route vers le konbini.

Ils atteignirent la double-porte automatique quelques minutes avant l’heure de rendez-vous. Ni Fanny, ni Charlotte ne les attendaient à l’extérieur.

— Je crois que je viens de voir passer Charlotte à l’intérieur, dit Alex. Des rousses, il ne doit pas y en avoir des tonnes au Japon.

Ils entrèrent. En passant la porte et en entendant le signal sonore signalant l’entrée d’un client dans le magasin, chacun de la bande sentit un frisson parcourir son corps. Ils furent étonnés de ne voir aucun employé à la caisse, ni aucun client circuler dans le magasin. Ils auraient pourtant juré avoir vu du monde à la caisse juste avant de pénétrer dans le konbini.
Ce qui les marqua surtout, ce fut le silence.
Aucune voix. Aucune musique.
En jetant un regard derrière eux, le trouble s’installa un peu plus. La rue avait totalement disparu, laissant place à une brume rougeâtre rendant tout indistinct.

— On a un problème, je crois, souffla Jérémie.
— Fanny ? Tu es là ? appela Aymeric.

Des bruits de pas provenaient du rayon du fond. Fanny avançait de façon désarticulée. Elle s’arrêta en bout d’allée, tourna lentement la tête vers la bande des cinq. Son regard était vide.

— C’est quoi cette histoire ? s’écria Aymeric, déjà prêt à foncer vers sa copine.

Une brume rouge apparut dans la main droite de la jeune femme. Elle tenait à présent un katana, la lame courbe mais acérée, prête à trancher tout ce qui se dresserait devant elle.
Fanny se déplaça de manière erratique vers l’entrée, son arme traînant sur le sol et produisant un crissement désagréable.

— On fait quoi, là ? demanda Simon.
— On se barre ! suggéra Alex, en se retournant vers la double-porte automatique.

Elle ne s’ouvrait pas. Le jeune homme d’un général calme et modéré s’agitait, sautait sur place, mais la porte restait irrémédiablement close.

— Allons par là, dit Esteban.

Il se faufila dans le rayon à droite de l’entrée, dont celui-ci était rempli de magazines, de cannettes d’alcool et de câbles pour téléphones portables et tablettes. Simon, Alex et Jérémie le suivirent. Aymeric n’avait pas bougé.

— Fanny, qu’est-ce que tu fous, enfin ? C’est moi, Aymeric. Tu ne me reconnais pas ?

La jeune femme continuait à avancer vers lui. Elle pointa son katana vers le ciel et l’abattit sur lui. Aymeric se laissa tomber en arrière, amortissant la chute avec sa main droite et évitant la lame par la même occasion. Dans cette position, il tacla Fanny qui perdit l’équilibre et s’écroula sur le sol.
Aymeric se redressa d’un bond, s’écarta de quelques pas vers les caisses.

— Pourquoi tu nous attaques ?! Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

La jeune femme se recroquevilla, se releva vertèbre par vertèbre, récupéra son arme et s’élança vers son petit ami, qui ne bougeait pas d’un cil. Elle brandit sa lame, prête à frapper. Jérémie surgit d’une allée, récupéra un des parapluies blancs en vente dans le Lawson, se planta devant son ami et para l’attaque. Le katana s’enfonça à moitié dans le parapluie, coincé. Jérémie en profita pour imprégner un mouvement sec vers la gauche. Fanny lâcha l’épée et, cette dernière, toujours accrochée au parapluie, s’envola vers l’allée des biscuits et crackers, dans le fond du magasin.

— Agrippe-la ! cria Jérémie.

Aymeric jaillit de derrière son ami, se décala d’un bond sur le côté et agrippa Fanny au niveau de la taille, immobilisant ses bras par la même occasion. Il fit ensuite tomber la jeune femme sur le sol, monta à califourchon sur elle tout en tenant fermement ses mains dans son dos.

— Où t’as appris à faire ça, toi ? demanda Aymeric à Jérémie.
— J’ai eu quelques cours d’escrime médiévale dans mon cursus. Je ne pensais pas que ça m’aurait été utile un jour…

Simon, Alex et Esteban s’approchèrent. Ils n’en croyaient pas leurs yeux, aussi bien de ce qu’il venait de se passer que de la dextérité de leurs amis. 
Simon s’accroupit devant Fanny qui poussait des grognements. Elle avait les yeux vitreux.

— Il se passe un truc bizarre avec elle, dit-il.
— Non, franchement, là, tu m’étonnes ! répondit Aymeric sur un ton sarcastique.

Simon se concentra, visualisant son énergie qui se rassemblait en lui. Il sentit la chaleur typique au niveau de son bracelet, et tenta ensuite de se connecter à l’énergie de la jeune femme. Quelque chose l’en empêchait.
Il sentait que Fanny était là, quelque part, mais que quelque chose d’indéfinissable, tout autour d’elle, en bloquait l’accès.
Il devait réussir.
Il se laissa envahir totalement par une seule intention : libérer la jeune femme. Il laissa grandir ce désir en lui, jusqu’à sentir une douce chaleur qui l’entourait lui, puis la jeune femme. La lutte avec cette force inconnue s’intensifiait, mais il ne lâcherait rien.
Alors qu’il faiblissait, il sentit une énergie se joindre à lui et identifia la marque d’Aymeric, son meilleur ami. Une fois encore, il luttait à ses côtés.
Revigoré, Simon canalisa toute son énergie et sentit immédiatement que ce qui bloquait l’accès lâcha son emprise, puis une image s’installa dans son esprit : un visage rouge, un long nez, des ailes.
Fanny arrêta de se débattre. D’un coup d’œil rapide à son bracelet, Simon constata qu’il ne lui restait plus que sept billes. Le katana disparut, ne restait que le parapluie fendu sur le sol.

— Oh, ma tête… marmonna-t-elle.

Aymeric relâcha la prise et se leva d’un bond.

— Fanny, ça va ? Tu me reconnais ?
— Aymeric… ? Où est-ce qu’on est ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

Il l’aida à se relever et la serra dans ses bras.

— Que faites-vous à Tokyo ? On ne devait pas se retrouver à Kamakura ?
— Tokyo ? Nous sommes arrivés à Kamakura hier. Je m’inquiétais, tu ne me donnais plus signe de vie.

Fanny se massa le crâne, ne comprenant vraisemblablement pas ce que son copain lui expliquait.

— Pas du tout. Avec Charlotte, nous sommes retournées à Tokyo pour le boulot et on s’apprêtait à vous rejoindre. Que fait-on dans ce konbini ? Pourquoi n’y a-t-il personne ? Et où est Charlotte ?

La bande des cinq échangea un regard inquiet. À l’extérieur, la brume colorée subsistait.

— Si on réessayait de sortir ? suggéra Alex.

Ils s’avancèrent vers la porte d’entrée qui, cette fois, s’ouvrit. Ils passèrent le seuil et débouchèrent en rue, devant le magasin dans lequel les clients faisaient la file pour payer.
Fanny n’en croyait pas ses yeux et semblait encore plus perdue.

— Je ne comprends absolument rien. Il se passe quoi, là ?
— On va tout t’expliquer, la rassura Simon. Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ?

Fanny prit quelques secondes pour se remémorer son dernier souvenir, ce qui ne semblait pas aussi évident.

— La chambre à Tokyo. Charlotte m’avait rejointe dans la mienne. Les valises étaient prêtes. Et puis… je ne me souviens plus.
— Et Charlotte, où est-elle à présent ? demanda Alex.

Fanny fut incapable de lui répondre.

Chapitre 23 – Yota

Fanny venait de vider sa deuxième cannette de saké. Ils s’étaient tous les six réunis dans un parc proche du Lawson où ils lui avaient raconté toute l’histoire. Pensant d’abord à une mauvaise blague, elle s’était moquée de la bande, mais elle avait vite constaté que tout le monde semblait particulièrement sérieux. Trop sérieux pour que ce soit une plaisanterie. Aymeric avait filé au konbini pour acheter quelques boissons, dont du saké pour celle et ceux qui désiraient se remettre de leurs émotions.

— On comprend que ça fait beaucoup en un coup, rassura Simon. On te ramène à notre auberge pour que tu puisses te reposer, et nous, on se rend au sanctuaire que j’ai vu en rêve.
— Quoi ? Vous comptez me laisser seule ? s’inquiéta la jeune femme. Hors de question, je viens avec vous !
— Ça risque d’être dangereux, c’est hors de question ! intervint Aymeric. Entre le téléphérique et toi qui te transformes en tueuse psychopathe, il est clair que quelqu’un nous en veut. Je ne veux plus te mêler à tout ça.

Fanny regarda Aymeric le plus sérieusement du monde. Elle ressentait son inquiétude. Il désirait la protéger plus que tout. Jamais quelqu’un n’avait montré autant d’amour pour elle. Son cœur se serra.

— Mais enfin mon choubidou, ça fait bien longtemps que je suis mêlée à tout ça, si j’ai bien tout suivi. Il n’y a aucune contestation possible : je vous accompagne. Je suis certaine que la Fanny’s touch vous sera utile à un moment ou à un autre.

La discussion était close.

— Bon, dans ce cas, tu auras besoin de ça, dit Aymeric tout en fouillant dans sa sacoche. Tiens, c’est pour toi. J’ai le même, et on en a tous reçu un de Simon.

Il déposa le gadget représentant un apple pie dans la main de Fanny, qui écarquilla les yeux avant de pousser des cris de joie.

— Trop cuuuuuuute ! En plus, j’adore ce dessert, à la fois croustillant, moelleux, doux mais légèrement épicé. Comme moi, quoi !

Elle éclata de rire, tandis qu’Aymeric la regardait tendrement.
Le soleil se couchait à l’horizon. Ils savaient où se tiendrait la cérémonie, mais pas à quelle heure elle débuterait. De toute façon, ils se disaient qu’ils seraient plus efficaces s’ils avalaient un morceau avant de se rendre au sanctuaire, histoire de se donner force et courage.
Ils regagnèrent le centre animé de Kamakura afin d’y trouver un restaurant de ramens. Un bouillon réconfortant leur ferait du bien, ils en étaient convaincus. Ils prirent place autour d’une large table rectangulaire, commandèrent leur bol de nouilles et savourèrent chaque bouchée de ce repas réconfortant.
Fanny tenta de contacter Charlotte, mais elle ne répondait ni aux messages, ni aux appels.

— Vous croyez qu’elle aussi, elle court un danger… ? demanda Fanny.
— Peut-être. Ou alors, c’est elle… commença Alex avant de s’arrêter net, remarquant Yota s’approcher du groupe.

Tout le monde sourit au jeune yokai qui les salua, puis qui s’installa avec eux.

— J’ai entendu ce qu’il venait de se passer. Je pensais que vous étiez en sécurité, mais je me suis trompé. Je suis vraiment désolé, fit-il en inclinant la tête.
— À moins que tu ne sois à l’origine de cette attaque, ce n’est pas à toi à t’excuser, réagit Simon.
— J’aurais dû capter une intuition à ce propos, mais je n’ai rien ressenti. Ce n’est pas normal. C’est comme si…
— Comme si on t’en avait empêché… ? suggéra Alex.
— Oui, en effet. Qui aurait fait ça ? Et pourquoi ?
— Tu l’as dit toi-même : les infos circulent vite dans votre monde. Tu as discuté avec Simon et avec nous à plusieurs reprises, au vu et au su de tous. Les êtres surnaturels doivent donc être au courant que tu veilles sur nous.

Les paroles d’Alex le firent réfléchir. Cet humain avait raison. Il avait pris quelques précautions pour les premiers contacts, mais pas lors de ses dernières interventions. Il croyait que Simon et ses amis seraient en sécurité jusqu’à la cérémonie, mais il s’était lourdement trompé. Quelqu’un désirait ardemment les empêcher de se présenter au sanctuaire. Il pensait les avoir protégés alors que, d’une certaine façon, il les avait mis en danger.

— À quelle heure aura lieu la cérémonie ? demanda Simon.
— Bientôt. Je suis venu te chercher, justement. On ne devrait pas tarder à se mettre en route.
— « Nous » chercher, tu veux dire ? Toute la bande vient avec moi, et Fanny également. D’ailleurs, comme elle nous l’a si bien précisé : aucune contestation n’est possible.

Yota fut surpris par cette décision, mais il sentit intuitivement que tout cela était juste. Il avait essayé d’obtenir une vision à propos de la cérémonie et des événements qui s’y dérouleraient, mais il n’y était pas parvenu. Il avait mis ça sur le compte des dieux, mais peut-être y avait-il une autre raison derrière tout cela.
Ils quittèrent l’établissement puis le centre animé de la ville, pour se retrouver dans un quartier résidentiel. Les chemins qu’ils empruntaient les emmenaient vers les collines aux abords de Kamakura. Simon remarqua qu’ils se dirigeaient bien vers le lieu dont il avait rêvé. On approchait de ce moment tant redouté. Qu’allait-il se passer ? À quoi allaient-ils assister ? Il sentit l’angoisse le submerger.
Yota lui prit la main.

— Ne t’inquiète pas. Je serai à tes côtés, et tes amis également. Tu ne seras pas seul pour affronter ce moment. De plus, ne crois pas que tous ces êtres surnaturels sont contre toi. Plusieurs t’ont rencontré et t’ont offert des présents. Tu es devenu rapidement une petite star, dans notre monde. Mais comme tu le sais, une star attise aussi la rancœur et les convoitises.

La pression redescendit quelque peu. En effet, Simon pouvait compter sur ses amis qui lui avaient montré leur soutien dès qu’il s’était confié à eux. Même si ce voyage avait connu quelques épisodes étranges, il avait aussi pu discuter avec des dieux ou rencontrer des créatures qu’il pensait issues de l’imagination d’un passé lointain. Pourtant, elles étaient bien réelles et avaient apporté leur aide à un mortel tel que lui.
Le groupe marchait sur une route asphaltée dans un quartier calme. Là où un trottoir aurait dû se trouver du côté gauche de la rue, un petit ruisseau coulait. Des ponts en pierre avaient été construits de ci de là pour permettre aux habitants d’enjamber l’eau et d’accéder à leur habitation. Homme et nature avaient trouvé une manière de cohabiter.
La pente était raide à présent. La route serpentait, avec un panneau indiquant Zeniarai Benzaiten Ugafuku-jinja. Le panneau que Simon avait déjà aperçu en rêve. Il remarqua un torii en pierre à flanc de colline, indiquant l’entrée d’un tunnel qui permettait d’accéder au sanctuaire. Deux lanternes japonaises en papier blanc étaient posées de part et d’autre du portail et en éclairaient l’accès. Simon reconnut la créature étrange qui se trouvait devant l’entrée et semblait attendre.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? lança Aymeric.

L’ombrelle jaune à l’œil unique commença à bondir sur place quand Simon se rapprocha d’elle.

— Elle semble t’apprécier, dit Yota.

Le Kasa-Obake sortit sa longue langue fine qui se dirigea vers Simon puis le léchouilla sur la joue.
Devant le regard effrayé de Simon, Yota le rassura tout de suite.

— Ne t’inquiète pas. Ces yokai sont inoffensifs. Juste un peu farceurs. Je crois que c’est toi qu’elle attendait. C’est la première fois que vous vous rencontrez ?
— Oui. Enfin techniquement. J’ai rêvé de cette créature et de nombreuses lumières menant vers ce sanctuaire. Elle, elle était venue dans le jardin de notre auberge, et je m’étais retrouvé face à elle avant de m’envoler. Mais ce n’était qu’un rêve.
— La frontière entre rêve et réalité est parfois mince. J’ai l’impression que pour elle, ce n’est pas la première fois que vous vous rencontrez.

Simon s’agenouilla devant l’ombrelle qui commença à sautiller autour de lui. Elle avança vers lui et le serra de ses deux petits bras.

— Elle est trop kawaii, s’attendrit Fanny.
— Si tu veux en ramener une chez nous, je te préviens direct : la réponse est non, rétorqua Aymeric.

La jeune femme éclata de rire alors que Simon se redressait.

— J’imagine que la cérémonie se déroule à l’intérieur ? demanda-t-il.
— Exact. Nous devons nous rendre au sein du sanctuaire, puis trouver le portail qui nous conduira jusqu’à la cérémonie.
— Tu veux dire que ça ne se passe pas dans le sanctuaire ?
— Techniquement, oui. Ce sanctuaire est magnifique, mais tu réaliseras vite que les êtres surnaturels de la région ne disposent pas d’assez de place pour s’y réunir tous en même temps. C’est pour cette raison que Daibutsu y a créé un espace sacré qui permet d’augmenter considérablement l’espace disponible.

Daibutsu. Il parlait bien du Grand Bouddha dont il avait visité le temple la veille. Il allait donc bien le rencontrer en chair et en os.

— Vous êtes prêts ? interrogea Yota.
— On peut y entrer, répondit Simon.

La bande des cinq, Fanny, Yota et le Kasa-Obake s’engouffrèrent dans le tunnel, accueillis par un vent frais. L’heure des réponses était enfin arrivée.

Chapitre 24 – Charlotte

Le groupe avançait dans le tunnel creusé dans la pierre. Seul un néon blafard, placé à mi-distance, éclairait les lieux. Leurs pas résonnaient dans ce long passage balayé par un vent frais. Une fois arrivés de l’autre côté, la bande d’amis aperçut plusieurs groupes de toriis en bois brun clair, pratiquement collés les uns aux autres, qui se succédaient pour mener à une vaste place entourée de différents bâtiments. Ceux-ci, en bois également, laissaient supposer qu’on pouvait y acheter des souvenirs, de la nourriture ou des amulettes lors des heures d’ouverture. Vu l’heure tardive, le sanctuaire était encore accessible mais les commerces avaient déjà baissé leurs volets.
Yota mena le groupe vers le temizuya, où ils purent se purifier les mains et la bouche, avant de s’enfoncer plus loin dans le lieu sacré. Le sanctuaire, à ciel ouvert, laissait apparaître la pleine lune qui resplendissait dans le ciel étoilé. Il était entouré d’arbres et de verdure, ce qui lui conférait une atmosphère apaisante.
Ils longèrent le shamusho où les protections vendues à ce bureau étaient visibles derrières des vitres de présentation, passèrent ensuite devant un immense brûleur d’encens en fer, et se retrouvèrent finalement devant une petite grotte. Le plafond était décoré de senbazuru, des origamis en papier. Des paniers en bambou et de longues louches aux manches en bois étaient posés au bord d’un ruisseau dont la source naturelle jaillissait des entrailles de la terre.

— C’est splendide… s’émerveilla Fanny.
— Le portail se trouve par ici, indiqua Yota.

Une lanterne en papier orange était suspendue au-dessus de l’eau. Yota la pointa du doigt.

— Il suffit de toucher la lanterne en pensant à la cérémonie de ce soir, et on y sera transporté. Donnez-vous la main, ainsi nous y arriverons tous en même temps.

Yota attrapa la main de Simon, qui en fut troublé, puis ce dernier se retourna et attrapa celle de Jérémie à ses côtés. Il lança ensuite le signal.
Le kitsune posa la main sur la lanterne, ferma les yeux et tout devint flou autour d’eux. Le décor se recréa alors rapidement. Ils se trouvaient toujours dans une grotte vide de laquelle origamis ou papiers avaient disparu. Seule une lanterne y était accrochée au plafond.
Le battement saccadé des taikos, d’immenses tambours japonais, accueillit le groupe au loin. Devant eux s’ouvrait une vaste clairière entourée par la forêt du côté gauche et par des falaises ainsi qu’une impressionnante cascade du côté droit. Au loin, un volcan solitaire couronné de neige s’élevait au-dessus de tout et de tous : Fuji-san
Le groupe avança respectueusement sur les terres sacrées. Ils se sentirent très rapidement mal à l’aise. Autour d’eux, les yokais de toute la région les dévisageaient comme des bêtes curieuses. Cornus, avec des bouches aux dents acérées, ressemblant à des jeunes femmes inoffensives, à des objets animés ou à des créatures issues de cauchemars, aux apparences d’animaux ou même d’insectes, tous se tenaient côte à côté pour cette cérémonie. Simon reconnut Hachiko, Susanoo ou même Inari dans cette foule.
Les créatures observaient ces humains qui osaient pénétrer sur leur territoire. Les chuchotements et messes basses amplifièrent jusqu’à ce que finalement le Daibutsu se dresse devant le groupe. Le silence s’installa instantanément. Le Grand Bouddha planta son regard dans celui de Simon et, d’un simple clignement d’yeux et hochement de tête, l’invita, lui et ses amis, à s’approcher.
Les créatures surnaturelles s’écartèrent sur leur passage, permettant à la bande de se frayer un chemin jusqu’à ce Bouddha assis atteignant plus de dix mètres de haut.

— Merci tout le monde d’avoir répondu à l’appel.

Le Daibutsu parlait mentalement, sa voix profonde résonnant dans la tête de chacun.

— Depuis la nuit des temps, nous nous réunissons pour célébrer la Vie et la Nature. Certains apparaissent, d’autres disparaissent. La Nature est constituée de cycles, et en cela nous devons la respecter. Au cours de ces derniers cycles lunaires, de nombreuses rumeurs ont émergé concernant l’arrivée d’un humain qui participerait à cette cérémonie. Qui sommes-nous donc pour nous opposer à la décision de la Nature ?

Inconsciemment, Jérémie, Esteban, Alex et Aymeric se serrèrent un peu plus à Simon, lui témoignant ainsi leur protection et leur soutien.

— Un être parmi nous a tenté de troubler l’ordre naturel en s’attaquant à l’humain. Qu’il s’approche sur-le-champ.

Des discussions naquirent un peu partout dans la foule, jusqu’à ce qu’une personne se détache. Habillée d’une robe verte en coton, la jeune femme affichait un sourire machiavélique.

— Charlotte… ? balbutia Fanny, choquée par la nouvelle.
— Mais, comment ? C’est une humaine comme nous ! réagit Aymeric.
— Veille à tes mots, bête humain ! gronda la jeune femme rousse. Ce n’est pas parce que j’ai pris votre apparence que je suis comme vous.
— Qui es-tu, alors ? demanda Esteban.
— Un tengu… susurra Alex.

Une lueur rouge entoura la jeune femme qui modifia son apparence. Son visage devint entièrement rouge, son nez s’étira et de grandes ailes noires apparurent dans son dos. À sa vue, Fanny poussa un cri de dégoût et se jeta dans les bras d’Aymeric, qui l’enlaça. Simon, lui, serrait les poings, tandis que Yota tremblait imperceptiblement à ses côtés. Le Kasa-Obake, enfin, restait aux côtés du jeune homme sans sourciller de son œil unique.

— Que veux-tu ? demanda Yota.
— La présence de cet humain parmi nous est une aberration, cria-t-elle en s’adressant à la foule. Pourquoi la Nature elle-même ne commettrait pas d’erreur ?

Un murmure parcourut toute l’assemblée.

— Ma requête est donc simple, continua la tengu. Je demande un combat à mort. Si la Nature n’a commis aucune erreur, l’humain vivra et je serai punie pour mon attitude vindicative. Si, par contre, tout ceci n’était qu’une vaste blague comme je l’affirme, le problème sera enfin réglé et nous pourrons débuter la cérémonie.
— Hors de question ! cria Aymeric. Comment voudrais-tu qu’un humain l’emporte face à une créature surnaturelle comme toi ?
— Oh mais ce n’est pas mon problème ! Par contre, que les choses soient bien claires : je refuse que Yota intervienne de la moindre manière. Garde donc tes pattes et tes queues près de toi, petit kitsune.
— Soit. Les règles ont été énoncées et sont acceptées, dit le Grand Bouddha.
— Attendez ! Simon n’a aucune chance face à un Daitengu de sa puissance, s’emporta Yota.
— La Nature décidera, répondit le Daibutsu, mettant un terme à la discussion.

La foule présente se rassembla pour former une arène au sein de laquelle la tengu et l’humain s’affronteraient.
Simon regarda Yota d’un air décidé.

— Ne va pas à l’encontre de la décision du Grand Bouddha. Peu importe ce qu’il se passera, je suis prêt à accepter mon sort. N’intervient donc à aucun moment.
— Mais, Simon…
— Promets-le-moi.
— Je te le promets, murmura Yota du bout des lèvres.

Le yokai s’écarta du groupe d’amis et rejoignit la foule délimitant la zone.
Simon se tourna vers ses amis.

— Allez rejoindre les autres, vous aussi.
— Selon les règles, rien ne nous empêche de t’aider, énonça Alex.
— Tu ne vas pas te débarrasser de nous comme ça ! dit Esteban.
— Vous n’êtes pas mêlés à cette histoire, et je ne voudrais surtout pas qu’il vous arrive quoi que ce soit. Voyez cela comme un service.
— Tu devrais nous connaître à présent, Simon, commença Aymeric. Lorsque nous étions au sanctuaire de Fushimi Inari Taisha, nous t’avons promis notre soutien et notre aide dans toute cette histoire. Aucune contestation possible : nous restons avec toi.

Le Kasa-Obake sautilla sur place suite aux paroles d’Aymeric, comme pour appuyer ses dires. Simon savait que ses amis ne changeraient pas d’avis. Même s’il n’avait aucune chance face à ce tengu, il ferait tout ce qu’il peut pour protéger la bande et qu’ils ne soient pas blessés dans cette histoire.

— Toi, par contre, tu peux aller rejoindre Yota, dit Aymeric à Fanny.

Elle le fixa de ses grands yeux marron.

— Et ne pas pouvoir y ajouter la Fanny’s touch ? Tu rêves, mon choubidou. Je reste aussi.

La bande des cinq, Fanny et le Kasa-Obake reculèrent de quelques pas, restant cependant proches de Simon afin d’intervenir si l’occasion se présentait.

— Bien. On peut enfin commencer ? s’agaça la tengu. Ne t’inquiète pas, tu ne souffriras pas. J’abrègerai tes souffrances rapidement.
— Let’s go ! cria Simon de toute ses forces en frappant son poing dans la paume de sa main.

La tengu battit des ailes et s’envola dans les airs.

Chapitre 25 – Simon

Simon restait immobile. Droit. Les yeux fermés.
La tengu, elle, tournoyait dans les airs, tel un vautour au-dessus de sa proie. Elle éructait des cris stridents, mêlant plaisir malsain et folie.
La yokai piqua du nez, fonçant vers Simon qui venait de rouvrir les yeux. Au dernier moment, il plongea sur sa gauche, ce qui lui permit d’éviter l’attaque tout en roulant sur le sol.
Simon ne s’était jamais senti aussi calme. Sans doute que, d’ici quelques minutes, son corps girait sur le sol, mort. Il n’était pas dupe. Il savait qu’un humain n’avait aucune chance face à une créature de cette puissance. Elle allait jouer un peu avec lui, le blesser au passage, les faire tourner en bourrique lui et ses amis. Peut-être même faire semblant qu’il avait une chance, avant d’anéantir tout espoir et de lui donner le coup de grâce.
Étrangement, Simon se sentait serein. Quelle sensation troublante.
Il ressentait l’énergie de la Nature environnante. La fluidité de l’eau. La force tranquille de la terre. L’impétuosité du vent. La puissance du feu. Il percevait même les vibrations lointaines du Mont Fuji.
La tengu ne lui laissa aucun répit. Une brume rouge se condensa au niveau de sa main griffue. Un sabre y apparut, qu’elle brandit fièrement sur son flanc. Elle lui fonça dessus et le frôla.
Il sentit la brûlure de la lame sur son avant-bras. Une entaille nette. Peu profonde.

— Évite-la ! cria Aymeric.

Merci, Captain Obvious, pensa Simon. Son ami avait l’habitude d’effectuer des cascades grâce à ses entraînements de parkour, mais lui, à part quelques rares sessions de cardio à la salle de sport, il devait s’approcher de la condition physique et de la souplesse d’une tortue.
Voilà que la tengu le pourchassait une fois de plus. Elle ricanait. Il était clair qu’elle n’avait aucun doute sur la tournure que ce combat prendrait.
Simon ne savait pas quoi faire. Devait-il se contenter d’esquiver chaque attaque, se prenant des entailles de tous les côtés jusqu’au moment où elle l’achèverait ou qu’il aurait perdu tout son sang ?
Sa tête lui demandait de bouger, mais son corps restait immobile, ne sachant pas s’il devait basculer à gauche ou à droite.
Une substance visqueuse s’enroula autour de sa cheville, puis un coup net le tira vers l’arrière. Simon s’écroula sur le sol, amortissant la chute avec ses bras, et se retrouva en position de gainage. Juste à cet instant, il sentit la yokai voler à quelques centimètres à peine au-dessus de lui et reprendre de la hauteur.
Il jeta un regard vers l’arrière et vit que le Kasa-Obake ramenait sa longue langue dans sa bouche. Il venait de lui sauver la vie. À quoi bon, si c’était pour se faire transpercer lors de la prochaine attaque ?

— Tu t’avoues déjà vaincu ? se moqua « Charlotte » qui lévitait dans les airs.

Simon se releva doucement.

— Tu vas y arriver, Simon ! cria Esteban. Utilise ton bracelet.

Son bracelet ? L’objet l’avait protégé à plusieurs reprises, mais il ne voyait pas comment utiliser les dernières billes pour lui permettre de remporter le combat. Même si sa vie était en jeu, il ne pouvait décemment pas souhaiter la mort de la tengu du plus profond de son cœur.

— Est-ce donc là l’humain dont tout le monde ne cesse de parler depuis des lunes ? s’agaça la yokai. Je m’attendais à plus de résistance, et pas à un poltron de cette espèce. Finissons-en directement.

Une fois encore, elle piqua du nez, le sabre en avant, Simon dans son viseur.
Il se tassa légèrement, prêt à bondir.
Alors qu’elle s’approchait dangereusement, Simon remarqua une créature surgir derrière lui, puis se placer sur la trajectoire. L’ombrelle se déploya et prit le coup de sabre de plein fouet.
La yokai et le Kasa-Obake roulèrent sur l’herbe.
Elle retira son arme de la créature en grimaçant. L’ombrelle gisait sur le sol, inerte. La tengu poussa un rire strident tandis que des murmures s’élevaient dans l’assemblée.

— Il semblerait que tu ne mourras pas seul, humain. Ce yokai a voulu t’accompagner dans l’au-delà. Comme c’est mignon.

Elle courut vers Simon, qui se retrouvait déboussolé par le spectacle auquel il venait d’assister. Pourquoi le Kasa-Obake était-il intervenu ? Pourquoi s’était-il sacrifié ? La rage s’accumula en lui. À portée de main se trouvait un tas de vieilles branches. Il en a ramassa une longue qui lui semblait à la fois souple et solide, et s’élança vers la tengu. Il ne pouvait pas rester sans rien faire.
Juste avant d’arriver au contact, il se laissa glisser sur le sol, se souvenant des tacles appris dans son enfance durant ses matches de football. Il évita le sabre et fit tournoyer son bâton qui toucha « Charlotte » au niveau de la hanche. Elle gémit.

— Continue comme ça, Simon ! l’encouragea Aymeric.

Simon restait concentré. Il se redressa en réajustant ses vêtements, prêt pour la prochaine attaque. Elle lui fonça dessus et, au dernier moment, il se sentit s’envoler dans les airs et retomber derrière la tengu. Que venait-il de se passer ? Peu importe. Il profita de l’occasion pour la frapper à la jambe.
Quelques pas derrière le jeune combattant, Alex tenait l’éventail offert par Susanoo dans ses mains. Il avait réagi par instinct. Son envie d’épauler son ami dans ce combat était si fort qu’il était parvenu à utiliser l’objet. Il se dit alors que ce qui fonctionnait sur l’un devait également fonctionner sur l’autre. Il répéta ses gestes sur la tengu mais, cette fois, dans le but de l’immobiliser. Une petite tornade se forma et tournoya autour de la yokai, la soulevant d’une trentaine de centimètres au-dessus du sol et l’empêchant de s’échapper par la même occasion.

— À toi de jouer, Simon ! Je ne résisterai pas longtemps.

Simon comprit enfin ce qui venait de se passer. Il courut vers la créature. Alex suspendit son emprise sur la yokai. Au moment où la tornade disparut, Simon la frappa de toutes ses forces, au niveau de l’épaule. Elle hurla de douleur puis s’écroula sur le sol.
Alex était essoufflé. Ce qu’il venait de faire lui avait demandé une énorme quantité d’énergie.
« Charlotte » se releva en tremblant et vit l’éventail. Elle leva la main. La rafale de vent était si puissante qu’Alex lâcha l’éventail et fila vers la main tendue de la tengu, qui le saisit en plein vol et le cassa en deux sur sa cuisse.

— Assez plaisanté… siffla-t-elle de rage.

Elle déploya ses ailes. Elle fulminait.
Elle s’envola une fois de plus, tourna en cercle au-dessus de sa cible avant de se laisser tomber en piqué, sabre pointé, vers le jeune homme. Simon était prêt à se défendre avec le bâton qu’il tenait fermement en main.

— Nooooon ! entendit-il alors qu’il se faisait pousser.

Esteban avait couru jusqu’à lui, l’avait poussé, le sauvant de l’attaque. Cependant, le jeune homme se retrouvait à l’endroit même où Simon se tenait debout une seconde auparavant. Sur la trajectoire du sabre. Le sabre s’enfonça dans son abdomen, le transperçant de part en part. Un filet de sang se mit à couler au coin de sa bouche, alors que son corps convulsait lentement. « Charlotte » avait, elle aussi, été surprise par cette intervention, mais elle frissonnait davantage de plaisir. Qu’il voie un de ses amis mourir à sa place constituait le petit plus qui lui ferait bien comprendre que des humains n’avaient pas leur place sur ces terres sacrées.
La tengu retira son sabre, en prenant tout son temps. Le corps d’Esteban s’écroula sur le sol. Ni Simon ni ses amis ne réalisaient ce qu’il se passait. Fanny, choquée, tremblait de peur alors que Jérémie hurlait de rage. Il était prêt à bondir sur la créature, mais Alex le retenait de toutes ses forces, l’empêchant de se faire tuer lui aussi.
Simon était blême.
Non. Impossible. Ce n’était qu’un cauchemar.
Aymeric sentit un accès de fureur monter en lui. Il bondit vers la yokai, la renversa sur le sol pour se retrouver à califourchon sur elle. Il enchaîna ensuite les coups de poing, les uns après les autres.

— Sale pourriture ! hurlait-il.

« Charlotte » encaissait les attaques, d’un air stoïque. Sa main tenant le sabre se resserra, puis elle abattit l’arme dans le flanc du jeune homme, qui se crispa d’abord, puis tomba sur le côté.

— Nooooooon, cria Fanny alors que la tengu se redressait.

La yokai battit des ailes et prit de la hauteur. Elle s’immobilisa en vol stationnaire.

— Si tu ne veux pas que tous tes amis y passent, laisse-moi mettre un terme à cette mascarade. Si tu continues de résister, vous terminerez tous en charpie.

Simon avait l’impression que le sol s’écroulait sous ses pieds. Son meilleur ami était allongé sur le sol, le sang qui s’échappait de son flanc. Un peu plus loin, Esteban était lui aussi étendu, son corps était pris de légers tremblements. Il était responsable de tout cela. Si ses amis s’étaient sacrifiés, c’était pour le protéger lui. Pourtant, son désir le plus cher, pour lui, était que ses amis soient en sécurité. Pas qu’ils se fassent tuer les uns après les autres pour lui venir en aide ! Ce cauchemar devait prendre fin. Oui, c’était ça. Pour y parvenir, il n’y avait pas trente-six solutions : il fallait qu’il se laisse tuer pour que tout ça se termine. Peut-être alors que Jérémie et Alex pourraient encore sauver Esteban, Aymeric et le Kasa-Obake.

— Tue-moi… dit Simon.
— Ha ha ha ha ! Sage décision, se réjouit la tengu.

Elle leva la main qui tenait le sabre et le lança vers Simon, prêt à se sacrifier.
Ses amis devaient vivre. Ils devaient tous vivre. Lui n’avait aucune importance tant que toute la bande s’en sortirait saine et sauve. 

— N’abandonne pas, gronda Aymeric qui se tenait le flanc.

Une douce chaleur se propagea au niveau de son poignet. Au même moment, une lueur scintilla à la ceinture d’Aymeric. Le porte-clé en forme de brioche étincelait alors que celui en forme d’apple pie attaché au sac de Fanny disparaissait déjà. Sur l’arène de combat, Simon et la tengu se mirent à briller, eux aussi.
La lumière les entoura, puis tout changea de perspective. Le porte-clé brioche était à présent attaché au sac de Fanny, et l’apple pie à la ceinture d’Aymeric. Simon et « Charlotte », eux aussi, avaient interverti leur place. Le sabre filait donc vers la yokai qui n’eut pas le temps de comprendre ce qui se passait. L’arme aiguisée s’enfonça dans sa poitrine, tandis que Simon, se retrouvant dans les airs, chuta sur le sol.
« Charlotte » tomba sur ses genoux, puis sur le flanc, en poussant un râle.
La foule était muette, abasourdie par ce qui venait de se passer sous leurs yeux. Simon était à genoux, essoufflé. Il vit son bracelet : il restait cinq billes. Pas le temps d’y penser, ses amis étaient blessés ! Il se précipita vers Aymeric, tandis que Jérémie courait vers Esteban après qu’Alex ait relâché son étreinte.
Le sang coulait faiblement à présent et Esteban était pâle. Jérémie fouilla dans ses affaires, y trouva le mouchoir sur lequel était brodé des vagues et le posa sur la blessure de son compagnon. Il pleurait à chaudes larmes, le suppliant de s’accrocher.
Ses larmes coulèrent sur le mouchoir.
Les vagues qui le décoraient commencèrent à onduler, timidement d’abord, puis de plus en plus vite. Une eau bleutée se déversa sur le corps d’Esteban, jusqu’à l’entourer complètement. Les vagues avancèrent jusqu’à Aymeric, le submergeant également. Les deux jeunes hommes se retrouvaient dans un cocon aquatique. L’eau bleutée brilla d’une lumière argentée, puis coula sur le sol et s’infiltra dans la terre. Esteban et Aymeric se redressèrent d’un coup, reprenant leur souffle. Les blessures s’étaient refermées.
Fanny se jeta dans les bras d’Aymeric qu’elle venait de rejoindre, tandis que Yota aidait Simon à se relever, en profitant pour s’assurer qu’il se portait bien. Jérémie serra Esteban tellement fort que ce dernier lui demanda de relâcher l’étreinte, histoire de ne pas l’étouffer. En regardant autour de lui, il remarqua que le Kasa-Obake était encore allongé sur le sol.

— Il n’a pas été soigné, lui ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas vu de vagues aller vers lui, répondit Alex.
— Pourquoi… ? commença Esteban tout en se relevant.

Il fila vers lui en titubant, s’accroupit à ses côtés. Le yokai était encore en vie, mais ses yeux étaient mi-clos. Il n’avait aucune idée du métabolisme d’une créature de ce genre, mais il sentait qu’il était mourant.

— Non. Ça ne peut pas ! Hors de question qu’on en réchappe, et pas toi ! s’énerva Esteban. Il faut qu’on fasse quelque chose ! cria-t-il en prenant ses amis à parti.

Un objet se mit à chauffer dans sa poche. Il récupéra le porte-clé représentant le phœnix. Ce dernier était brûlant. Une flamme entoura l’effigie représentant le phœnix qui, tout à coup, fila vers le ciel nocturne telle une étoile filante. Un cri perçant résonna au loin, puis l’ombre de l’oiseau de feu se dessina devant la lune. Tout en volant, des flammes s’échappaient de ses ailes, tels des feux d’artifice dansant parmi les étoiles.
Le phœnix s’approcha du groupe et piqua ensuite du bec vers le Kasa-Obake. Les flammes embrasèrent le yokai étendu dans la clairière. Esteban, surpris, recula d’un pas. Le brasier ne dura que quelques secondes, puis s’éteignit. À la place de l’ombrelle jaune se trouvait à présent un parapluie au manche et à la toile blancs.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Esteban.

La voix du Daibutsu résonna dans la tête du jeune homme.

— Le phœnix a entendu ton appel. Kasa-Obake est sous ta responsabilité, à présent.

Esteban se pencha pour ramasser le parapluie, qu’il serrait doucement contre son cœur.

— On fait quoi d’elle ? demanda Aymeric en pointant la tengu du doigt. On abrège ses souffrances ?
— Non, dit simplement Simon.

Il s’était rapproché d’elle. Elle tenait le sabre de ses deux mains. Elle haletait alors que le sang continuait à couler de sa blessure. Elle savait qu’elle avait perdu. Elle pensait qu’elle se serait débarrassée de cet humain en deux temps trois mouvements, mais elle n’avait pas anticipé la tournure des événements.

— Je suis désolé, s’excusa Simon.
— Dé…gage, siffla-t-elle.
— J’aurais voulu que tout se termine différemment. Je n’ai jamais rien demandé. Je ne voulais pas te faire de mal.

Simon était à court de mots. Comment lui exprimer ses regrets ? Oui, c’était elle qui avait exigé un combat à mort. Mais, pourquoi ? Il ne comprenait pas pourquoi elle s’était interposée depuis des mois, encore plus depuis leur arrivée au pays du Soleil-Levant ? Il n’était qu’un simple humain qui visitait le Japon avec ses amis. Il n’avait jamais voulu se retrouver mêlé à cette cérémonie ou à ce monde étrange. S’il pouvait faire quelque chose, il le ferait, mais il se sentait totalement impuissant. Si seulement les choses pouvaient être différentes…
La chaleur à son poignet se propagea en une fraction de seconde à son corps tout entier, puis à son cœur. Un rayon bleu nacré en jaillit, se propulsant vers la blessure de la tengu. Le sabre disparut, puis la blessure se referma doucement.
Sur le bracelet de Simon, les dernières billes venaient de disparaître. Seule une fine cordelette subsistait, dernière trace de l’existence de cet artéfact.
Elle se redressa à moitié, toisant l’humain face à elle.

— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Il y a déjà eu assez de sang versé. Je ne voulais pas que tout cela se termine ainsi.

Alors qu’elle fronçait les sourcils, la voix du Grand Bouddha tonna dans l’esprit de chaque être présent sur les terres sacrées.

— Le combat est à présent terminé. La Nature a pris sa décision. Le vainqueur est Simon.

Chapitre 26 – Simon

La foule de yokai s’était resserrée autour du groupe d’humains. Chacun allait de son commentaire suite au combat qui venait de se jouer sous leurs yeux.
« Charlotte » s’était redressée, encore chancelante. Ses blessures s’étaient refermées mais son orgueil était encore à vif. Non seulement elle avait perdu face à cet humain, mais en plus elle allait devoir vivre avec cela. Elle serait moquée par ses congénères et serait traitée de faible, elle qui avait passé toute son existence à prouver aux autres qu’elle leur était supérieure.
Fanny observait la tengu du coin de l’œil. Elle quitta les bras d’Aymeric, soulagée qu’il se portait à merveille, et marcha jusqu’à elle. La bande des cinq, interloquée par ce comportement, assista à la scène sans interférer.
Fanny se planta devant la créature qu’elle avait connue sous le nom de Charlotte. Elle baissa légèrement sa tête tout en la fixant du regard. Dans les yeux de la jeune femme, on y lisait un mélange de colère et de tristesse. Elle leva sa main droite vers le ciel étoilé et la gifle fila à la vitesse de la lumière. Le claquement retentit dans toute la clairière, laissant tout le monde pantois.

— Je m’en contrefous que tu sois capable de me tuer en une fraction de seconde et, sans doute, de multiples manières. Comment as-tu osé te jouer de moi de cette manière ? Je t’ai fait confiance depuis le début !

Fanny avait les larmes aux yeux et des trémolos dans la voix. Elle se sentait sincèrement blessée par cette créature qui l’avait manipulée depuis le départ.

— Je suis prête à tout pour arriver à mes fins, répondit Charlotte sur un ton tranchant.
— Et c’est tout ? Je n’ai été que ta marionnette depuis plusieurs mois ? Tu oses prétendre que tout ce que nous avons vécu ensemble, tous ces moments partagés et tout ce qu’on s’est confié l’une à l’autre n’avait aucune espèce d’importance pour toi ?

Elle était en rage. Elle qui pensait avoir trouvé une amie sincère, elle constatait une fois de plus qu’on s’était joué d’elle.
La yokai regardait cette humaine de qui elle s’était rapprochée pour pouvoir éliminer Simon plus facilement. C’était certain que Fanny avait du cran de se frotter à elle, devant toute l’assemblée qui plus est. Cela lui ressemblait. Il suffisait à la tengu de lever le petit doigt pour faire réapparaître son sabre et la transpercer de part en part. Et pourtant…
Elle sentait qu’au plus profond d’elle, un sentiment furieusement enfoui demandait à s’exprimer. Elle qui avait vécu une vie solitaire, elle devait avouer qu’elle avait partagé des moments corrects avec cette humaine. Se faire passer pour une mortelle, devoir cacher ses pouvoirs et subir les railleries des autres, ça avait pesé sur la tengu. Elle avait tenu en se répétant que cela faisait partie de son plan pour tuer Simon, mais étrangement, les moments passés avec l’humaine avaient rendu sa mission plus agréable.

— Et quoi ? Tu vas rester là comme une cruche sans rien dire ? s’écria Fanny.
— Que veux-tu que je te dise ?
— Dis-moi dans le blanc des yeux qu’aucun de ces moments n’a compté pour toi, et je m’en irai.

La tengu en fut troublée. Elle ne savait que répondre ni comment réagir.

— Les choses auraient pu être différentes… s’attrista Fanny en se retournant.

Elle rejoignit ses amis et se réfugia dans les bras d’Aymeric. Ses larmes coulaient silencieusement sur l’épaule de son petit ami.
Les battements des tambours taiko résonnèrent à nouveau dans la clairière. Les murmures cessèrent immédiatement.
La cérémonie débutait.
Une aura argentée entoura le Daibutsu. Toute la nature scintilla. Des milliers… non, des millions de particules d’énergie émanaient des arbres, de la terre, de la lune, des rivières, des montagnes, de l’herbe et des plantes. Ainsi que du Mont Fuji, au loin. Toute cette énergie semblait être attirée par le Grand Bouddha qui, stoïque, l’amassait et la condensait autour de lui.
La dernière particule volante avait rejoint le bouclier argenté qui ondulait autour du maître des lieux. Simon et ses amis sentirent la tension s’intensifier autour d’eux. Qu’allait-il se passer ? À quoi servirait toute cette énergie ?

— Le moment est venu, annonça le Daibutsu. Lorsqu’un cycle s’achève, un yokai s’élève. Ce cycle se démarque par son intensité, mais aussi les surprises qu’il nous a réservées.

La bande des cinq se regardait, des points d’interrogation dans les yeux. Ils ne comprenaient toujours pas ce qu’ils faisaient là.

— Ça signifie quoi, tout ça ? murmura Simon en se penchant vers Yota.
— Pour faire simple, l’année est découpée en deux cycles. À chaque fin de cycle, un yokai se voit récompenser par la Nature qui lui offre son énergie. C’est grâce à cela, par exemple, que j’accède à mes queues supplémentaires ou que la tengu gagne en puissance.
— Et quoi ? Une seule créature en bénéficie ?
— Oui, même si techniquement, on amasse aussi un peu d’énergie au fil du temps… mais ces récompenses de fin de cycle sont de vrais boosts. Il faut faire preuve de patience, comme tu le constates.

Simon comprenait mieux les paroles du Grand Bouddha mais, une fois encore, cela n’expliquait en rien sa présence sur ces terres.

— La Nature m’a confié sa décision, continua le Daibutsu. L’esprit est la force qui nous régit tous. Nous, les yokai, sommes parvenus à utiliser cette force pour servir la Nature. Cependant, il arrive parfois que nous soyons surpris. Un humain s’est démarqué par la puissance de son cœur. C’est pourquoi, Simon bénéficiera de cette énergie et accèdera au statut de yokai.

Les cris d’étonnement fleurirent un peu partout. Alex, Aymeric, Esteban et Jérémie se retournèrent vers leur ami qui écarquillait les yeux, surpris par cette annonce.

— Avance-toi, Simon.

Simon avança de quelques pas de façon automatique. Son cerveau avait du mal à enregistrer l’information qu’il venait de recevoir.  Lui, devenir un yokai ? Pourquoi ? En quoi s’était-il démarqué par la « puissance de son cœur », comme venait de l’expliquer le Grand Bouddha ? Il n’était qu’un humain lambda. Il ne s’était démarqué en rien. Jamais. À aucun moment de sa vie. S’il y avait bien des personnes à honorer, c’était ses amis sans qui il n’aurait jamais pu se sortir de ces situations. Sans qui il ne serait sans doute plus en vie à l’heure actuelle. Sans qui la vie n’aurait pas eu la même intensité.
Simon leva la tête face au maître des lieux qui l’intimidait.

— Es-tu prêt à recevoir ce cadeau, Simon ?
— Prêt ? balbutia-t-il. Oui… Enfin non, je veux dire ! Que voulez-vous que je fasse de cette énergie ? Et pourquoi devrais-je devenir un yokai ? Ma vie, ma famille, mes amis sont dans le pays d’où je viens. J’adore le Japon, mais pourquoi resterais-je ici, loin des miens ?

Des voix émergeaient de tous les côtés. Comment ose-t-il refuser ce que la Nature lui offre ? disaient les uns. Pour qui se prend cet humain ? Il se croit au-dessus de nous ? s’insurgeaient d’autres.
Simon entendait la clameur monter dans la foule. Non, ce n’était pas ce qu’il voulait dire. Pas du tout même !

— Non, attendez, vous n’avez pas compris ce que j’ai voulu dire, reprit le jeune homme. Je remercie la Nature, le Grand Bouddha et vous tous pour cet honneur, mais vous êtes à votre place, ici, tandis que ce n’est pas la mienne.
— C’est ce que je disais depuis le début, siffla la tengu.
— N’y a-t-il pas une autre solution possible ?

Simon regardait le Daibutsu, qui restait imperturbable en posture assise, les yeux fermés.

— La Nature décide toujours en toute connaissance de cause, répondit simplement le Grand Bouddha.

Que pouvait faire Simon ? Il tourna lentement sur lui-même, lui offrant une vision à 360°. Ses amis le regardaient d’un air inquiet. Fanny avait posé sa main tremblante devant sa bouche, encore choquée par ce qu’elle vivait. Les yokai fixaient tous Simon. Il y lisait toutes sortes d’émotions, allant du respect aux reproches. Puis, Simon fut attiré par Esteban qui tenait le Kasa-Obake contre lui. Le yokai était devenu un parapluie blanc, sans bras, jambe ou œil depuis sa blessure face à Charlotte. Ils ne savaient pas s’il était redevenu un simple objet ou s’il allait reprendre bientôt conscience en tant que yokai. Pourtant, Esteban le tenait contre lui, le protégeant de ses bras et lui partageant un peu de son énergie.

— J’ai pris ma décision, affirma Simon en s’installant lui aussi en posture assise et en fermant les yeux.

Toutes les billes de son bracelet avaient disparu, mais il percevait encore la fine cordelette autour de son poignet. Il se concentra sur son désir profond. Yota lui avait expliqué la méthode, mais cela allait-il fonctionner sans artéfact ?
Il eut la sensation que ses sens s’étendaient au-delà des limites perceptibles. Il perçut les énergies des êtres autour de lui. D’abord celle de ses amis, puis celle de Yota, de la tengu, des yokai tout autour d’eux, du Grand Bouddha, et même du Mont Fuji. Leurs natures et intensités variaient, mais elles étaient toutes issues de la même origine : la Nature.
Simon comprit que le Daibutsu avait initialisé le transfert de l’énergie qu’il avait amassée autour de lui. Le jeune homme n’avait plus rien à perdre, alors pourquoi ne pas oser cette folie ? Il se concentra sur l’étincelle qu’il ressentait dans chaque être, celle qui était reliée à la Nature. Il se connecta à la Nature. Puis, il connecta sa propre étincelle à celle de tous les êtres réunis sur ces terres sacrées. Il visualisait des liens qui se tissaient, un bref instant, pour partager le cadeau qu’il recevait.
Yota fut le premier à percevoir qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. La lumière bleutée et nacrée qu’il avait déjà remarquée lorsque Simon utilisait son bracelet émanait tout autour de lui, telle une aura qui l’enveloppait. Les particules d’énergie que le Daibutsu lui envoyait se mêlaient à cette danse aurique et filaient vers tous les êtres présents dans la clairière. Chacun recueillait une partie de cette énergie.
Tous les yokai sentirent leur taux vibratoire s’élever en même temps que leurs capacités. Tous étaient entourés par cette énergie qu’ils accueillaient. Tous. Même Aymeric, Esteban, Jérémie, Alex et Fanny.
Les dernières particules d’énergie rejoignirent leur destinataire, puis la danse s’arrêta. Qu’un humain participe à cette cérémonie était extrêmement rare, mais ce qui venait de se passer était unique.
Simon rouvrit les yeux et se releva au moment où le Grand Bouddha s’adressait à l’assemblée.

— Ainsi s’achève un nouveau cycle. Ainsi s’achève la cérémonie. Gloire à la Nature.

À nouveau, le battement des tambours taiko qui, à présent, se mêlaient aux cris de liesse des créatures réunies.

— Comment tu te sens ? demanda Yota à Simon.
— Je me sens bien, dit-il tout en constatant que son bracelet était réapparu autour de son poignet.
— Je ne ressens pas la même énergie qui en émane… mais peut-être n’en as-tu plus besoin à présent ?
— Waouh, c’était magnifique ! C’est toi qui as fait ça ? s’extasia Jérémie en s’approchant de Simon.
— Je crois.
— Et maintenant ? demanda Alex. On fait quoi ? Tu es devenu un yokai ?
— Je n’en ai pas l’impression, murmura Simon en cherchant la confirmation auprès de Yota.
— C’est très étrange, en effet. Tu es encore un humain, mais je perçois autre chose. D’ailleurs, en y regardant de plus près, je le perçois dans chacun d’entre vous.

Les premiers yokai se dirigeaient déjà vers la grotte et la lanterne orange afin de quitter les lieux. Certains remerciaient Simon d’un geste ou d’une parole avant de s’en aller, d’autres restaient silencieux mais lançaient un regard de gratitude vers cet humain étonnant.

— On y va aussi ? proposa Esteban.

Simon hocha de la tête. Il remercia le Grand Bouddha et le Mont Fuji, s’inclina devant eux, puis la bande des cinq, Fanny et Yota avancèrent eux aussi vers la grotte. Fanny marqua une brève pause devant la tengu, encore immobilepuis poursuivit sa route.
À tour de rôle, ils touchèrent la lanterne orange puis se retrouvèrent au sein du sanctuaire Zeniarai Benzaiten Ugafuku-jinja. Les yokai partirent chacun dans leur direction tandis que le groupe marchait vers le tunnel accédant à la route.

— On fait quoi, maintenant ? demanda Fanny.
— On retourne à l’auberge et on dort ? proposa Esteban. Je ne sais pas vous, mais je suis crevé. Et un peu affamé aussi. On peut repasser au Lawson juste avant ?

Ils rirent. Cela leur fit le plus grand bien après les tensions de la soirée.

— Toi, tu viens avec nous, dit Aymeric en serrant Fanny contre lui. On se serrera dans le lit.
— Et si on s’octroyait une grasse mat’ demain ? suggéra Jérémie. On avait prévu de repartir tôt vers Tokyo, mais en fin de matinée, c’est bien aussi.

Tout le monde marqua son accord et ils traversèrent le tunnel.
En marchant sur les routes vers le centre de Kamakura, Alex s’avança à hauteur d’Esteban.

— Tu comptes en faire quoi ? demanda-t-il en pointant le parapluie.
— Le garder et en prendre soin, pour le moment. Je ne sais pas s’il redeviendra un Kasa-Obake, mais je veux croire que si le phœnix est apparu et l’a embrasé, c’est pour une bonne raison.

Alex opina du chef.
La lune brillait de mille feux dans le ciel. Ils empruntaient des chemins en hauteur, sur les collines de la ville, qui, par moment, offraient une vue dégagée vers la mer. Les lumières de la ville se reflétaient dans l’eau, tandis que les étoiles et la pleine lune illuminaient les cieux. La nuit était magique.

Chapitre 27 – Aymeric et Simon

— Debout les garçoooooooons ! cria Fanny, pleine d’entrain.

Les cinq garçons émergeaient de leur sommeil, encore entortillés dans leurs draps et frottant doucement la poussière de rêve au coin des yeux.

— Je reviens du Lawson où j’ai fait le plein pour le petit-déjeuner. Je ne savais pas trop de quoi vous aviez envie.

À ces mots, Esteban se dressa dans son futon.

— Manger ? J’arrive !

En trois enjambées, il se tenait face à Fanny, les yeux encore mi-clos. Elle fut surprise par son enthousiasme, puis ouvrit le sac en plastique pour lui montrer les trouvailles qu’elle ramenait. Ni une, ni deux, il plongea ses deux mains dans le sac, en retira une bouteille de café au lait, une brioche chocolatée et des sandwiches fourrés à l’omelette, puis s’installa à table et déballa chaque article avec précaution alors que les autres grognaient encore au fond de leur lit.

— Spécial… murmura Fanny.

Très rapidement, la bande s’activa, petit-déjeuna, rangea les pièces qu’ils occupaient et empaquetèrent les valises. Fanny était entre-temps repartie chercher ses affaires à l’hôtel où elle les avait laissées dans le but de rejoindre les autres à la gare de Hase.
Pendant qu’ils réglaient le check-out avec le propriétaire de l’auberge, Simon avait le regard perdu dans le jardin zen. Lui revenaient en mémoire son rêve, sa rencontre avec le Kasa-Obake, son vol de nuit et, surtout, la cérémonie surréaliste à laquelle ils avaient tous assisté. Elle aussi s’apparentait à un rêve et, pourtant, ce qu’ils avaient vécu était bel et bien réel.

— On peut y aller, le prévint Esteban.

Simon émergea de ses pensées et sourit à son ami qui tenait contre lui le parapluie blanc. Il était clair qu’il ne comptait pas le traiter comme un simple objet.
La bande des cinq sortit du ryokan et put contempler la mer, paisible.

— On a le temps d’aller jusqu’à la plage ? demanda Simon.
— Sans souci, répondit Aymeric. Fanny termine de récupérer ses affaires.

Les roulettes des valises vibrèrent sur les dalles des trottoirs et ils s’arrêtèrent juste devant les quelques marches les menant vers la plage.

— Allez-y, proposa Alex. Je reste ici pour garder les valises.
— On reste avec toi, répondirent Esteban et Jérémie.

Simon et Aymeric remercièrent leurs amis, retirèrent leurs chaussures et chaussettes puis descendirent les quelques marches vers la plage. Le soleil avait déjà bien réchauffé le sable qui crissait sous leurs pieds. Un léger vent iodé accueillait les promeneurs, pieds nus et chaussures en main, qui se baladaient sur la plage. Quelques bateaux naviguaient tranquillement à l’horizon.
Simon et Aymeric sentirent le contact de l’eau fraiche de la Baie de Sagami sur leurs pieds. Simon était peu bavard depuis le réveil. Cette fois encore, il avait ses yeux qui se perdaient au loin. Il se tenait parfaitement droit et immobile, telle une statue de pierre qui émergeait de la mer.

— Comment te sens-tu ? demanda Aymeric.
— Bien, ne te tracasse pas… commença Simon en se tournant vers son ami. Je sais que je suis un peu étrange ce matin, mais je crois que j’ai besoin d’assimiler ce qui vient de se passer.
— C’est tout à fait compréhensible, tu sais. On a vécu une soirée qui dépasse l’entendement. Tu as affronté des situations qui sortaient clairement du cadre du réel. J’ai moi-même du mal à croire à ce qu’il s’est passé ces derniers jours, alors je n’ose même pas me mettre à ta place. N’oublie pas que tu peux compter sur nous. Tu le sais, n’est-ce pas ?

Simon esquissa un sourire. Bien entendu qu’il savait qu’il pouvait compter sur ses amis. C’était grâce à eux qu’il avait puisé la force de surmonter ce combat et de prendre ses décisions lors de la cérémonie de la veille.

— Merci, dit-il simplement.
— Tu crois que toute cette histoire est terminée ?
— J’en ai la sensation. Lorsque la dernière particule d’énergie a été transmise, j’ai eu l’impression que nous ne formions qu’un tout. C’est très étrange, tu sais. C’est comme si nous vibrions tous à la même fréquence et que nos êtres s’alignaient. Même le Grand Bouddha et le Mont Fuji faisaient partie de cette unité. Comme si on faisait partie de…
— La Nature ? l’interrompit Aymeric.
— Exactement. Et cette expérience me questionne sur de nombreux aspects de la vie.
— Ne te prends pas trop la tête, non plus. N’oublie pas qu’on quitte le Japon demain et qu’il nous reste moins d’une journée pour en profiter !
— Oui, en effet !

Simon ferma les yeux. Il sentait la chaleur du soleil qui réchauffait son visage, la fraîcheur de l’eau à ses pieds, le vent qui caressait ses joues. Il entendit le murmure des vagues et les discussions des badauds, au loin. Il se sentait apaisé.
Il avait rêvé du Japon. Il avait rêvé de Kamakura. Il avait rêvé de découvrir ce pays. Il n’avait pas été déçu. Il était reconnaissant à la vie et à la Nature de lui avoir permis de vivre ces instants, les bons comme les mauvais.
Il avait grandi.
Il avait appris.
Il ressentit une douce chaleur dans son cœur et dans ses mains. Il repensa à cette capacité qui l’avait énormément aidé grâce au bracelet acheté au sanctuaire d’Inari. Il remercia intérieurement chaque yokai qui s’était présenté à lui et lui avait apporté son aide.
Il pensa à Yota.
Il aurait voulu le revoir une dernière fois avant de quitter le Japon. Il avait tellement de choses à lui dire.

— Je suis prêt, dit Simon en rouvrant les yeux. Fanny doit sans doute être en route, à présent.

Aymeric et lui firent demi-tour et regagnèrent les abords de la plage.
À nouveau, les roulettes des valises résonnèrent sur leur passage tandis qu’ils remontaient les routes vers la gare. Ils rejoignirent Fanny sur le quai, prête elle aussi à repartir vers Tokyo.

— Charlotte avait déjà récupéré ses affaires, partagea-t-elle au groupe, des regrets dans sa voix.
— Tu veux dire la tengu, fit Alex.
— Non. Je veux bien dire Charlotte. Je sais ce qu’elle a fait et qui elle est, mais je ne peux m’empêcher de penser que j’ai aussi partagé des moments sincères et vrais avec elle.
— Alors conserve-les précieusement dans ton cœur, répondit Aymeric.

Il déposa sur sa valise la bouteille de Pocari Sweat qu’il venait d’acheter à un distributeur automatique et enlaça Fanny. Elle se sentit rassurée. Aimée.

— Le train arrive, annonça Jérémie alors que le wagon de tête s’approchait à l’horizon. Dites adieu à Kamakura.

Ce n’est pas un adieu, pensa Simon. Il en était convaincu.
Installé sur son siège, à moitié retourné pour observer le paysage, il regardait le paysage défiler sous ses yeux. Kamakura était à jamais inscrit dans son cœur. 

Chapitre 28 – La bande

— Où c’est qu’on va ? demanda Jérémie en regardant ses amis rassemblés près du fauteuil en cuir dans la réception de l’hôtel à Ikebukuro.

Tous se regardaient en chien de faïence, attendant que quelqu’un prenne la parole.

— Qui devait se charger des activités pour le dernier jour ?

Simon sortit ses notes de sa sacoche et consulta rapidement le planning.

— Je crois qu’on a totalement oublié de désigner quelqu’un.

Silence parmi la bande. Ils s’observaient les uns les autres, attendant sans doute que quelqu’un se propose pour gérer la dernière journée au Japon avant de prendre l’avion le lendemain.
Seules les voix des employés de la réception émergeaient du silence.

— Bon, j’ai compris. Je m’en charge, proposa Fanny. Je vous préviens : aucune contestation possible par rapport aux activités que je vous organise, on est d’accord ?
— Promis, répondirent-ils en chœur.

Elle se renseigna sur les quartiers qu’ils avaient déjà visités et les activités réalisées, même si Aymeric lui avait déjà partagé de nombreuses informations à ce sujet. Elle posa également des questions sur les envies et besoins de chacun, puis s’éloigna de la bande. Elle s’installa à l’écart dans le sofa, penchée sur son téléphone, dans le but de concocter un petit programme pour leurs dernières après-midi et soirée à Tokyo.

— Vous avez de la chance de m’avoir parmi vous, les garçons. La Fanny’s touch va encore frapper. Allez, on se met en route. J’ai déjà contacté le restaurant et ce n’est pas la porte à côté.

Fanny avançait déjà seule vers la double-porte automatique, laissant les cinq amis sans voix dans leur coin discussion habituel qu’ils n’avaient pas encore quitté. Aymeric haussa légèrement les épaules et leva les mains au ciel, marquant son incompréhension, puis trottina derrière sa petite amie jusqu’à la rattraper.
Ils empruntèrent le chemin qu’ils connaissaient bien vers la Yamanote Line, changèrent de ligne et descendirent à la station Asakusa. Ils passèrent les portiques de contrôle, montèrent quelques marches en suivant la foule qui se pressait devant eux, puis se retrouvèrent au coin d’une rue bordée de bâtiments gris. Face à eux, une rue couverte rassemblait restaurants et magasins où des centaines de touristes semblaient s’y être rassemblés.

— T’es sûre qu’on est au bon endroit ? s’interrogea Alex, dubitatif.
— Sûre et certaine ! Et je vous rappelle que je n’acceptais aucune contestation. Le restaurant se trouve un peu plus loin. Suivez-moi, ils nous attendent.

La jeune femme s’engouffra dans la rue couverte, se frayant un chemin parmi la horde de voyageurs aux bras chargés de sacs. La bande des cinq la suivit. Ils aboutirent dans une rue plus étroite, interdite aux voitures. Celle-ci comportait de nombreuses enseignes vendant de la street food. Esteban commençait à ralentir le pas, son nez le guidant vers une large boutique vendant des takoyaki servis dans une gaufrette ovale.

— On ne traîne pas, derrière ! cria Fanny à l’encontre du récalcitrant.

Le jeune homme, affichant un air clairement déçu, pressa le pas, notant mentalement l’adresse pour y revenir un peu plus tard.
Ils remontèrent la rue et s’arrêtèrent devant un petit restaurant à la devanture en bois. Un pupitre sur lequel se trouvait un menu plastifié était posé pour les potentiels clients désirant découvrir les plats proposés, et une vitrine mettait en scène les plats phares de l’enseigne, tous représentés fidèlement en plastique.

— C’est quoi « unagi » ? demanda Jérémie.
— La majorité des plats sont à base d’anguille. C’est leur spécialité, d’ailleurs. Vu l’heure tardive, la fille du propriétaire a accepté de nous accueillir, mais le même plat sera servi pour tout le monde : un bol de riz recouvert d’anguilles, une soupe miso et quelques légumes vinaigrés.
— C’est parfait, ma chérie, répondit Aymeric en embrassant sa copine sur la joue.

Ils entrèrent dans le restaurant et furent accueillis par le traditionnel irasshaimase. Les derniers clients terminaient de prendre leur repas. Le propriétaire s’approcha, reconnut Fanny et invita le groupe à s’asseoir sur une des chaises en bois autour de la table face à l’entrée. Il leur amena deux carafes d’eau, prit la commande des boissons et les avertit que leurs plats arriveraient rapidement.
Le restaurant était vraiment dans son jus. Les murs étaient défraîchis, les tables et chaises usées, mais le lieu dégageait une atmosphère traditionnelle face à la modernité extérieure.

— C’est aussi un partenaire de l’agence ? se renseigna Esteban.
— Pas exactement. J’ai fait connaissance avec la fille du patron lors d’un séjour à Kyoto. Elle m’avait parlé du restaurant de son père dans lequel elle donne parfois un coup de main. Pour les amateurs d’anguilles, c’est vraiment une référence dans le coin. J’y viens systématiquement quand je suis ici. Malheureusement, Yumi n’est pas présente aujourd’hui, mais elle a contacté son père pour nous permettre de goûter à leur délicieuse cuisine.

Lorsque le patron revint quelques instants plus tard avec le plateau en laque noire couvert de plats, Fanny le remercia vivement pendant qu’il déposait les bols fumant sur la table. Ils séparèrent leurs baguettes en bois et s’attaquèrent à leur unadon. Les goûts étaient simples mais marqués, la qualité de l’anguille était indéniable et la sauce au goût fumé transformait ce plat d’apparence simple en mets savoureux.
Ils ne traînèrent pas trop au restaurant, déjà reconnaissants d’avoir pu être servis avant la fermeture de l’après-midi.
Fanny les mena sur une des rues transversales jusqu’à une immense porte avec une grosse lanterne rouge ornées de caractères japonais. Des touristes s’agglutinaient autour de la Kaminarimon, la porte du tonnerre, tentant de capturer la meilleure photo ou d’enregistrer la meilleure vidéo pour leur chaîne Tik Tok. De l’autre côté de la porte, se trouvait une rue étroite et noire de monde bordée de dizaines de magasins collés les uns aux autres dans lesquels on y vendait des souvenirs, des daifuku à la fraise, des statuettes de sumo ou de tanuki, et même des figurines Monchichi perdues au milieu de vieux jouets à l’ancienne. Au bout de la rue commerçante, un temple se dessinait à l’horizon.
La chaleur était étouffante, il était parfois difficile de se frayer un chemin parmi cette masse de monde rassemblé sur deuc-cents mètres, mais les six amis savouraient ces moments. Après avoir connu la tradition de Kyoto, la force de la nature à Hakone et la majesté de la mer à Kamakura, ils retrouvaient l’effervescence de la mégapole. Même s’ils voulaient découvrir le Japon sous ses multiples facettes, ils avaient eu peur de se retrouver dans une capitale sans âme, dénuée de sens et de caractère. En découvrant les quartiers qu’ils avaient visités, Ils furent charmés par Tokyo qui possédait de nombreux atouts.
Ils s’imprégnèrent des formules de politesse des commerçants, des délices gourmands proposés, des objets tous plus kawaii les uns que les autres. Tokyo allait leur manquer.
Vers 16h30, ils se retrouvèrent au pied du temple Senso-ji.

— Venez ! dit Fanny en accompagnant ses paroles d’un geste de la main.

Ils marchèrent jusqu’au shamusho qui proposait des rouleaux de bâtonnets d’encens. Fanny tendit un rouleau à chacun, puis ils se réunirent autour du grand encensoir se trouvant juste devant les marches menant au temple.

— Une fois les bâtonnets allumés, posez-les dans la cendre. Ensuite, respirez la fumée et attirez-la vers votre corps à l’aide de vos mains. Elle est réputée pour soigner les maux et les blessures, qu’ils soient physiques ou situés sur un autre plan.

Chacun à sa manière, chacun à son rythme, brûla l’encens et se recueillit silencieusement, puis laissa la place aux Japonais qui patientaient sagement derrière eux. Ils gravirent la volée de marches menant au temple et explorèrent le lieu sacré jusqu’à sa fermeture.
Fanny les guida jusqu’au métro d’où ils étaient arrivés pour un trajet de moins de dix minutes jusqu’à Ueno.

— J’adore cet endroit, confia Fanny. Lors de mon tout premier voyage, j’ai passé quelques nuits ici. Ce quartier tiendra toujours une place particulière dans mon cœur. Et puis, il y en a pour tous les goûts : des restaurants, des karaokés, un immense parc. De quoi avez-vous envie, mes chéris ?

Fanny guida la bande des cinq parmi les ruelles du marché qu’elle avait tant de fois arpentées. Ils burent une bière dans un petit bouiboui qui ne pouvait accueillir qu’une dizaine de personnes, goûtèrent à des préparations sans savoir exactement ce qu’ils mangeaient, et surtout rigolèrent. Encore et encore.
La nuit s’était déjà bien installée. Cette ultime soirée était parfaite à tout point de vue. Simon observait ses amis et était soulagé de les voir rire de la sorte, en pleine forme, malgré ce qu’il s’était déroulé la veille. Ils allaient bien, et c’était ce qui comptait le plus à ses yeux.

— Je vais me balader un peu au parc. Je reviens dans une petite demi-heure, si ça vous va, et puis il sera temps de rentrer à l’hôtel.
— Tu préfères rester seul ou puis-je aussi t’accompagner ? demanda Alex.

Simon sourit.

— Tu es le bienvenu, bien entendu !

Les deux amis quittèrent la rue animée et bruyante et se retrouvèrent rapidement dans les larges allées tranquilles du parc. Tout comme eux, d’autres personnes profitaient du calme ambiant, les yeux levés vers le ciel en espérant apercevoir le plus d’étoiles possibles dans le ciel. Simon et Alex discutaient paisiblement, se baladant sans destination précise. De façon inconsciente, leurs pas les guidèrent jusqu’à l’entrée du sanctuaire Gojoten. Une simple barrière en bois bloquait l’entrée, signalant que les visites étaient interdites durant la nuit.

— Dommage. J’y serais bien retourné une dernière fois.
— Tu y retourneras lors de notre prochain voyage au Japon, suggéra Alex.
— En voilà une bonne idée !

Ils s’en éloignèrent de quelques pas et entendirent un raclement de gorge derrière eux.
Yota était là. Il salua les deux garçons de la main, puis s’approcha.

— Alex, puis-je discuter un peu avec Simon ?
— C’est bien. Cette fois-ci tu me le demandes avant de l’emmener dans une autre dimension, répondit Alex sur la plaisanterie.

Il laissa les deux jeunes hommes seuls, rejoignant la route principale où il attendrait son ami.
Simon était heureux de pouvoir revoir le kitsune, mais aussi angoissé. Dès leur première rencontre, il avait été envahi par des sentiments inconnus, et il ne savait toujours pas comment les interpréter.

— Tu as pu te reposer ? demanda Yota.
— Oui, j’ai dormi comme un loir. Je ne crois pas que j’ai compris ce qu’il s’est passé hier, mais je suis soulagé que ce soit terminé.
— Tu as été formidable, tu le sais ?

Simon fut surpris par la franchise de son ami.

— N’exagère pas. Sans mes amis, je ne serais sans doute plus en vie.
— Vous avez tous été formidables, c’est vrai. Par contre, tu as fait le choix de partager toute l’énergie avec nous tous, et tu as aussi fait le choix d’épargner la tengu. Je crois que tu as charmé de nombreux yokai. Moi, en tout cas, tu m’as charmé.

Non, ce n’était pas de la peur que Simon ressentait à cet instant précis. Il sentait un désir grandir en lui. Un désir qui était né dans le sanctuaire à quelques pas d’eux et qui avait évolué au fil des jours. Pourquoi ? En y repensant, les rares moments avec Yota n’étaient clairement pas liés à des situations propices au sentiment amoureux. Loin de là, même. Et lui, que ressentait-il ?

— C’est une politesse de ta part, ou dois-je y saisir un sens caché ? demanda Simon.
— Toi et moi, on ne se connaît que peu, mais j’ai l’impression que tu as gagné en assurance depuis ton arrivée au Japon. Cela te va bien, tu sais.
— N’évite pas la question. Réponds-moi.
— Tu me plais, Simon. Dès que je t’ai vu, mon cœur s’est emballé et je n’ai plus pu m’empêcher de penser à toi.

Surcharge d’émotion à l’intérieur de Simon qui s’empourpra de la tête aux pieds. Heureusement pour lui, l’obscurité de la nuit empêchait Yota de le remarquer.
Simon s’avança d’un pas vers le yokai, puis prit délicatement ses mains dans les siennes. Yota ne s’en dégageait pas. Il s’approcha encore, dirigeant ses lèvres vers celles de Yota. Ce dernier ferma les yeux. Simon sentait que les mains de Yota tremblaient légèrement.
Il l’embrassa.
Le vent souffla à travers les branches d’arbres au-dessus d’eux, permettant à la lumière de la lune d’éclairer la scène. À la fin du baiser, Simon entrouvrit légèrement les yeux et remarqua neuf queues de renard qui flottaient derrière Yota.

— Je t’aurais bien demandé si c’était moi qui te faisais cet effet, mais neuf queues qui s’agitent, je n’en ai pas l’habitude ! rigola Simon.
— Comment les vois-tu ? demanda Yota, étonné par la remarque de Simon.
— Je les ai aperçues brièvement en rouvrant les yeux. Tu as donc obtenu la dernière ?
— Oui, grâce à toi.
— Arrête avec ça. Je n’ai rien fait d’exceptionnel.
— Au contraire, Simon. Ce que tu as fait, c’est du jamais vu. Sois conscient de cela.

Simon recula d’un pas, tenant toujours les mains de Yota dans les siennes.

— Comment va-t-on faire ?
— À quel sujet ?
— Je reprends l’avion demain, et je ne suis pas un grand fan des relations longues distances. Tout se finit donc ce soir ?

Yota observait Simon les yeux emplis d’amour. Il imprégnait dans sa mémoire chaque détail, chaque mimique, chaque geste ou inflexion de voix. Il allait lui manquer.

— Disons plutôt que tout commence ce soir. Nous verrons bien ce que la Nature nous réserve et si nos chemins se croiseront à nouveau.
— Je l’espère, murmura Simon.
— Ne présageons pas du futur. Profitons déjà de l’instant présent, confia Yota en l’attirant dans ses bras pour s’y lover tandis qu’une lumière orangée les entourait.

*****

Simon rejoignit Alex une dizaine de minutes plus tard.

— Tout va bien ?
— On va dire que oui ? répondit le jeune homme, les yeux rougis.

Cela ne servait à rien d’en dire plus. Alex fit un câlin à son ami, puis ils se mirent en route vers l’izakaya où ils avaient laissé leurs amis.
D’un simple regard, les autres comprirent qu’il s’était passé quelque chose, mais ils préférèrent poser la question à Alex en toute discrétion plutôt que de questionner leur ami qui semblait encore bouleversé.
De nombreux commerces avaient déjà fermé leur porte. Les rues étaient calmes, même si les rues tokyoïtes n’étaient jamais vraiment désertes. New York est surnommé « The city that never sleeps », mais Tokyo mérite tout autant cette appellation car même au cœur de la nuit, des employés rentraient du travail, d’autres se rendaient au bureau, si bien que la capitale de l’Est ne dormait jamais, elle non plus.
S’imprégner. S’émerveiller. Savourer. Ressentir. Se souvenir.
Chaque pas les menant vers l’hôtel leur rappelait leur départ imminent.
Demain, ils se réveilleraient à 6h du matin. Ils se rendraient une dernière fois au FamilyMart proche de leur hôtel, puis quitteraient ce quartier qui les avait tellement bien accueillis et où ils s’étaient forgés leurs premiers souvenirs. Ils souriraient en entendant une dernière fois les sons de la Yamanote Line, puis prendraient l’express les menant jusqu’à l’aéroport de Narita. Enfin, ils embarqueraient dans leur avion et quitteraient le pays qui avait conquis leur cœur.
Tout ça, c’était pour le lendemain.
Alors qu’ils entraient dans l’ascenseur les menant à leur chambre, ils étaient bien décidés à savourer chaque seconde avant le décollage.

Epilogue – La bande des six

Simon restait planté devant les bouteilles de saké du magasin tax-free de l’aéroport de Narita. Il lisait scrupuleusement les étiquettes de chaque bouteille, comparait les prix et tentait d’effectuer un choix judicieux.

— Tu as terminé ? demanda Aymeric en s’approchant de lui. On va tous bientôt passer en caisse.
— Oui oui, je ne sais pas lequel choisir pour mes parents. J’hésite entre trois bouteilles.
— Lesquelles ?

Simon indiqua les trois bouteilles en question dans le rayon. Aymeric s’approcha d’une d’entre elles, la prit et la déposa dans le panier de son meilleur ami.

— Tes parents ne sont pas des experts en saké. Ils ne feront pas la différence entre l’une ou l’autre, tu sais.

Puis il s’éloigna.
Aymeric avait raison. Heureusement qu’ils avaient bien assez de temps avant l’embarquement. Il en profita pour passer rapidement au rayon crackers et KitKat, en sélectionna quelques-uns qu’il fit tomber dans le panier puis se dirigea vers la caisse.
Fanny et Aymeric venaient de quitter la boutique et attendaient leurs amis dans le vaste hall. Fanny avait avancé son vol retour. Elle avait terminé toutes les visites professionnelles avant son arrivée à Kamakura. À la base, elle avait prévu de rester quelques jours de plus avec Charlotte, histoire de l’emmener dans les différents lieux proposés dans les circuits organisés au Japon par leur agence. Charlotte avait raconté qu’elle ne connaissait que très peu le pays. Cela représentait donc une opportunité pour lui faire découvrir les beautés nippones. Les révélations lors de la cérémonie à Kamakura avaient prouvé qu’elle leur avait menti sur toute la ligne et connaissait mieux le Japon qu’eux tous réunis. Elle préférait donc rentrer avec la bande et se reposer quelques jours avant de retourner au travail.
Les sacs à dos déjà remplis d’achats de dernière minute, ils passèrent devant un 7-Eleven.

— Je vais vite acheter quelques melon pan pour le retour ! lança Simon avant de disparaître dans le magasin.
— Et moi, je vais m’acheter de quoi grignoter, renchérit Esteban.

Jérémie, d’un air dépité, emboîta le pas à son petit ami. Il voulait s’assurer qu’il ne dévaliserait pas tous les rayons.
C’était la dernière fois qu’ils arpentaient les rayons d’un konbini. Ils s’étaient souvent rationnés dans cette enseigne. C’était devenu un passage essentiel durant cette dizaine de jours au Japon. Ils y avaient toujours trouvé de quoi s’hydrater ou grignoter, et ce à petit prix. Cela leur manquerait.
Le 7-Eleven n’était pas aussi fourni que ceux de la capitale, mais il y avait grandement de quoi trouver son bonheur.
Simon attrapa quatre sachets plastiques de melon pan après avoir vérifié les dates de consommation. Un pour le trajet, un pour l’arrivée chez moi, et un dernier pour le petit-déjeuner post Japon. Je trouverai bien une occasion pour le quatrième… pensa-t-il.
À quelques pas de lui, Esteban tenait le parapluie blanc d’une main pendant qu’il prenait au hasard des produits dans les rayons et les lançait dans le sac ouvert que Jérémie tenait à côté de lui. Il ne changera jamais ! se dit-il en souriant intérieurement. Soudain, il lui sembla voir un long fil qui dépassait du parapluie. Il plissa les yeux, focalisant son attention sur ce fil. Une longue langue fine s’était glissée dans un paquet de crackers, en attrapa quelques-uns, les ramena jusqu’à une petite bouche aux lèvres rouges qui s’ouvrit et engloutit tout.
Puis, plus rien.
Simon avait-il bien vu ? Esteban et Jérémie, eux, n’avaient absolument rien remarqué. Un œil s’ouvrit sur le voile blanc du parapluie qui envoya un clin d’œil malicieux à l’intention de Simon puis se referma, ne laissant aucune trace de son existence.

— Esteban ! dit-il en s’approchant de son ami.
— Yep. ¿Qué pasa?
— Ton parapluie. Je crois que…
— Il y a un souci ? demanda Esteban, inquiet, en l’observant sous toutes les coutures.
— Non, aucun. Juste que… Non, en fait, rien. J’avais cru voir un fil dépasser, mais je me suis trompé.

Esteban poussa un soupir de soulagement. Simon, lui, s’était ravisé. Son ami prenait tellement bien soin du Kasa-Obake que le yokai devait le sentir. S’il ne s’était pas encore dévoilé à Esteban, c’était qu’il attendait un événement particulier. Il ne devait donc pas interférer.
Simon termina ses courses en prenant également quelques paquets de bonbons Pokémon et masques pour le visage qu’il pourrait offrir à ses parents. Il passa en caisse et rejoignit la bande.

— C’est officiel, je suis fauché ! annonça-t-il à la cantonade. Je viens de dépenser mes derniers yens. Il ne me reste plus grand chose en poche.

Tout le monde semblait avoir eu la même idée.

— Il nous reste encore quarante bonnes minutes avant l’embarquement. On va se poser sur les sièges devant la porte ? suggéra Alex.

Ils marchèrent vers la porte, les bras chargés de sacs, trouvèrent des bancs libres et s’installèrent. En consultant leurs billets, ils constatèrent que Jérémie, Esteban, Aymeric et Fanny seraient installés côté à côté sur l’allée centrale. Alex et Simon, eux, occuperaient des sièges sur la même rangée, mais du côté droit de l’avion.
Ils vivaient leurs dernières minutes sur le sol japonais. Ils s’étaient levés tôt ce matin, et ressentaient tous de la nostalgie depuis leur réveil. Chaque geste sonnait comme un « au revoir ». Ils seraient contents de pouvoir s’installer sur leur siège, d’essayer de dormir un peu ou, du moins, de se reposer de ce voyage intense. Leur vol durerait environ quatorze heures. Bien assez de temps pour se remémorer leurs meilleurs souvenirs du voyage et décider de ceux qu’ils garderaient à jamais gravés dans leur cœur.
Les premiers passagers se levèrent et passèrent le dernier point de sécurité avant l’embarquement. Vint enfin le tour de la bande des six. Ils ressentirent une petite pointe de tristesse quand ils traversèrent la passerelle menant à l’avion. Ils n’étaient déjà plus vraiment au Japon.
Ils piétinèrent jusqu’à leur siège, déposèrent les sacs et derniers achats dans le compartiment au-dessus d’eux, puis s’assirent et bouclèrent la ceinture. Le flux de passagers terminait doucement de prendre place. Simon, occupant le siège central, n’avait encore aucun voisin installé près de lui, côté hublot. Avec un peu de chance, il n’y aurait personne et il pourrait disposer d’un peu plus d’espace pour s’étendre et essayer de trouver un peu le sommeil.
Légèrement stressé par le décollage imminent, il lisait le livret de la compagnie aérienne qui expliquait les services à disposition dans l’avion. Il le connaissait déjà par cœur, ayant eu bien assez de temps à l’aller pour le consulter encore et encore.

— Excusez-moi. J’occupe le siège à côté du hublot.

Simon leva les yeux, semblant reconnaître une voix à la fois familière mais légèrement différente. Surpris, il en lâcha le livret qu’il tenait en main.
Ce t-shirt. C’était le même, à un détail prêt. On y voyait à présent un kitsune blanc dont les neuf queues étaient fièrement dressées.

© David Giuliano – 2024