Nuit d’été

Contes, récits et nouvelles de David Giuliano
Désert du Nevada. Une nuit étoilée sans le moindre nuage à l’horizon. Température extérieure : 30 degrés.
Miguel est allongé sur le toit de sa voiture. Il a des cheveux noirs courts, des yeux gris, une barbe de trois jours. Il a enlevé son t-shirt et l’a roulé en boule sous sa tête. Son torse est moite. Cette nuit est sans doute la nuit la plus chaude de l’été. Il a les yeux fixés sur les étoiles. Il a tenté de les compter mais s’est arrêté à 327. Depuis tout petit, il est convaincu que toutes ces étoiles sont les âmes des défunts qui veillent sur les vivants. Et s’il cherche assez longtemps, peut-être qu’il trouvera son étoile protectrice… ?
Miguel se relève et observe les alentours. Personne. Où sont-ils donc passés ? Ils ne devaient en avoir que pour une demi-heure maximum, et cela fait plus d’une heure qu’il attend comme un idiot sur le toit de cette voiture à la peinture rouge qui a pali avec le temps. Il saute d’un bond sur l’asphalte et allume la radio. Le son crépite, puis une vieille chanson espagnole se fait entendre. Miguel ramasse un caillou sur le sol et le jette vers le cactus sur le bord de la route. Il le rate impeccablement.

— Madre de dios ! A ce rythme, quand ils reviendront, je ne serai plus qu’un squelette.
— T’inquiète pas, gringo. Nous revoilà. Fallait pas te foutre à poil pour nous, tu sais.

Un jeune homme aux longs cheveux noirs et portant des lunettes de soleil marche vers Miguel. Il referme la braguette de son bermuda et a jeté nonchalamment son t-shirt rouge sur son épaule droite. A ses côtés, une jeune femme brune. Elle tapote sa jupe plissée rose pour enlever le sable et la poussière qui s’y trouvent. Elle avance vers Miguel et lui dépose un baiser sur la joue.

— Merci frérot. Je te revaudrai ça.
— Laisse tomber. Faut vraiment rentrer là. On est à la bourre par votre faute, mais papá va encore me le reprocher. Comme pour tout, d’ailleurs.
— Fais pas cette tronche. Ça va s’arranger. Et puis, tu es fort, non ? Tu sais que tu pourras toujours compter sur ta sœur préférée.
— La seule aussi.

Miguel serre sa sœur dans les bras et lui ouvre la porte de la voiture. Enrique est déjà installé sur le siège passager, son coude posé sur le rebord de la vitre. Miguel s’installe derrière le volant et met le contact. La voiture crachote un peu, puis le moteur tourne. Il avance sur la route éternellement droite. Enrique sort son paquet de cigarettes et en allume une. Il aspire quelques fois la fumée et la garde en bouche quelques secondes, avant de la recracher par la fenêtre. Il tend la cigarette vers Carmen, qui fait de même. Ils arrivent aux abords d’une petite ville perdue au milieu du désert. Quelques lampadaires éclairent les rues. Aucune lumière aux fenêtres des maisons en bois. Miguel passe devant le bar, tourne au niveau de l’épicerie de Mr. Alfonso, dépasse son ancienne école et arrive à l’extrémité de la ville. Il y dépose sa sœur, qui l’embrasse sur le front avant de se diriger vers la porte d’entrée d’une maison en bois verni.

— N’oublie pas que je suis là si tu as envie de compagnie. Je vais les travailler à l’usure, tu verras.
— Prends soin de toi, sœurette, murmure Miguel.

La voiture redémarre et quitte le village. Quelques centaines de mètres plus loin, un camp improvisé entouré de quelques roulottes. Miguel gare sa voiture à côté d’autres vieilles caisses. Enrique et lui en sortent, et les deux jeunes hommes se dirigent vers la même roulotte.

— Tu sais, déclare Enrique, je pense demander ta sœur en mariage d’ici quelques jours. Cela te dérangerait ?
— C’est pas à moi qu’il faut le demander, gars. Faut voir ça avec papá.
— Ton père ne refusera pas. Je le connais depuis qu’on est gosses et je sais qu’il m’aime bien. Par contre, ton opinion m’importe.
— Depuis quand l’opinion de quelqu’un comme moi a de l’importance…, murmure Miguel.
— Arrête de te lamenter. Ressaisis-toi un peu ! C’est pas ton style. Ça s’arrangera bien. Et tu sais que tu seras toujours le bienvenu chez ta sœur et moi.

Les deux jeunes hommes rentrent dans la roulette, jettent leurs affaires dans un coin et se roulent sous leurs draps. Miguel a la tête qui bourdonne. Il se retourne sans cesse sous les draps. Il se redresse à moitié.

— Merci Enrique, dit-il à mi-mot.

De l’autre côté de la pièce, le jeune homme ronfle. Miguel se recouche et s’endort en quelques minutes.

Le lendemain, les deux jeunes hommes se lèvent à l’aube. Ils sortent de la roulotte, remplissent une bassine d’eau à la pompe de fortune et y font leur toilette. Ils retournent dans la roulotte et se préparent pour leur journée de travail. Enrique travaille comme menuisier. Il embarque dans la voiture d’un habitant de ce camp de fortune et quitte l’endroit, saluant Miguel d’un geste de la main. Miguel, lui, est garagiste. Il entre dans sa vieille auto et met cap sur la ville. Il se gare à quelques pas du garage et entre en saluant tout le monde, un large sourire aux lèvres. Son regard est triste.

*****
Miguel est adossé à sa roulette. Son débardeur blanc et son jean sont couverts de cambouis. Il tient une cigarette roulée à la main. Sa tête est baissée, ses yeux fixent le sol.

— Putain ! Comment peut-on être aussi con ?

Il se relève et entre dans la roulette. La chaleur y est suffocante. Il sort une boite cachée derrière ses vêtements. Il l’ouvre et y prend une seringue et un flacon. Il perce le flacon avec l’aiguille de la seringue et aspire le liquide. Avec une bande de tissu, il se fait un garrot au niveau du biceps gauche. Il enfonce la seringue dans son bras. En plein dans une veine. Il appuie, et le produit se distille lentement dans ses veines.
Miguel s’allonge sur son lit. Il respire calmement. Il sue à grosses gouttes. Il enlève son débardeur et son jean et se retrouve en caleçon sur son lit. Une sensation d’apaisement envahit tout son corps, suivi de flashs rapides. Des visages apparaissent devant ses yeux, des couleurs, des formes. Puis, une sensation désagréable. Et Miguel perd connaissance.

*****
Lorsqu’il ouvre les yeux, Miguel est dans son lit, un fin drap blanc le recouvrant jusqu’au cou. A ses côtés, Enrique et Carmen. Sa sœur a les yeux rouges, gonflés par les larmes versées peu de temps avant. Elle lui tient la main.

— Enrique, il se réveille, souffle Carmen.
— La princesse a bien dormi ? ricane Enrique.
— Que s’est-il passé ? grommelle Miguel.
— Il s’est passé que tu as fait la plus grosse connerie de ta vie, frérot ! Heureusement que Enrique t’a trouvé rapidement et que le médecin a pu t’aider. Sans lui, tu ne serais plus parmi nous. Mais qu’est-ce qui t’a pris de faire une chose aussi stupide ?
— Je voulais simplement me sentir bien, murmure Miguel.
— Te sentir bien ? Si tu ne vas pas bien, tu en parles avec nous ou avec d’autres personnes Tu racontes ce que tu as sur le cœur et tu te soulages. La drogue n’a jamais rien résolu. Tu le sais pourtant ! Et où as-tu trouvé ce truc, dit-elle en désignant la seringue du doigt.
— Je l’ai trouvé dans les affaires de Pedro, quand on s’est chargé de vider sa roulette après sa…, répond Miguel.

Carmen regarde son frère. Elle ne l’avait jamais vu aussi faible et désemparé. Elle n’a jamais vu son frère pleurer. A ses yeux, il était le plus grand, le plus fort, celui sur qui elle pourrait toujours compter. A cet instant, elle ne voyait pas son grand frère allongé dans un lit. Elle y voyait un enfant terrifié et perdu.
Elle pose sa tête contre le torse de son frère et entend le battement de son cœur. Heureusement, il bat encore. Une larme coule le long de sa joue.

— Tu sais Miguel, hier soir, on ne savait pas si tu allais survivre à la nuit. J’étais dehors, je tremblais comme une feuille et je versais toutes les larmes de mon cœur. J’ai levé les yeux au ciel et j’ai vu les étoiles. Je sais que tu crois qu’elles sont les âmes des morts qui nous protègent de là-haut. J’ai choisi une étoile éloignée mais bien plus brillante que toutes les autres. Et j’ai prié de toute mon âme qu’elle te protège et qu’elle te permette de survivre. Que tu restes avec moi pour que je puisse danser avec toi à mon mariage. Et tu es là. Tu sais Miguel, je pense que j’ai trouvé l’étoile qui te protège.

La respiration de Miguel s’est adoucie. Il dépose un baiser sur les cheveux de sa sœur et, pour la première fois de sa vie, il pleure.

David Giuliano – 2024