Le Bruit des sous-tasses

"Le Bruit des sous-tasses", un récits de David Giuliano
Elle s’assurait de poser chaque pied sur la même marche avant de s’élancer sur la suivante. Le sol craquait aussi fort que ses vieux os, et pourtant c’était le silence qui faisait le plus de bruit dans cette demeure.
Une fois arrivée au rez-de-chaussée, elle s’est dirigée vers la cuisine, a allumé la machine à café et a récupéré sa tasse habituelle. Celle qu’il préférait, avec l’ouverture un peu plus évasée. Elle s’est installée à table, a siroté sa boisson chaude tout en craquant dans une craquotte tartinée de confiture à la prune. Ses bruits de mastication résonnaient dans la cuisine, mais ça ne la dérangeait pas.
Elle est passée devant l’armoire près du four, a esquissé un geste mais s’est ravisée. Elle a vérifié l’écran de son téléphone, et ensuite direction la salle de bain. Elle s’est coiffée, puis s’est brossée les dents avec son dentifrice mentholé. Il l’adorait, celui-là, elle ne sait pas trop pourquoi. Elle a enfilé la robe bleue avec les fleurs jaunes, s’est parfumée et a ouvert la fenêtre de sa chambre.
Arrivée dans son salon, elle a empoigné son livre et a lu. Une nouvelle journée de silence démarrait.

L’heure du goûter approchait. Pour elle et lui, c’était devenu le moment des confidences autour d’une sucrerie. C’est fou ce que le sucre avait le pouvoir d’adoucir la plus amère des révélations. Il n’était plus là, mais elle avait continué à vivre ce rituel, seule dans sa cuisine. Elle se mettait alors à raconter tout ce qu’elle avait sur le cœur, et il s’agissait sans doute de l’unique moment de la journée où une voix humaine résonnait encore dans la maison.
Elle a servi le thé à la violette dans sa tasse aux bordures dorées, a amené le cake à la vanille à table, et a remarqué qu’il n’y avait ni assiette, ni sous-tasse. Elle a marché jusqu’au vaisselier et a récupéré deux sous-tasses. Elles conviendraient aussi bien pour la tasse que pour la tranche de gâteau. Les sous-tasses ont tinté entre ses doigts. Elle s’est retournée, et il se tenait juste là, sur son siège.

— Et bien ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Il la regardait, les yeux grands ouverts.

— Tu arrives justement au bon moment. Tu n’avais jamais raté ce rendez-vous. Je remarque que cela n’a pas changé.

Elle a servi une tranche de cake sur une sous-tasse, puis ses friandises préférées sur l’autre. Heureusement, il lui en restait encore quelques-unes. Il n’y a pas touché. Il n’a même rien dit. Cela ne lui ressemblait pas.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu veux me dire quelque chose ?
Il a légèrement bougé sa tête sur le côté.
— Bon, si tu ne veux rien dire, c’est comme tu veux. Moi, j’ai mon thé qui refroidit et ce cake qui m’attend. Quand tu te seras décidé, tu me préviens.

Elle a savouré ce moment. Savouré sa présence. Même s’il ne disait rien, il était là, près d’elle. Ce qu’il lui avait manqué. Elle n’avait jamais su rester fâchée sur lui très longtemps. Même si elle affichait sa mine boudeuse, son cœur battait la chamade de le revoir.
Elle a avalé la dernière gorgée de thé, tandis que lui n’avait pas touché à ses friandises.

— Tu n’en veux pas ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu es fâché contre moi ? J’ai pourtant fait tout ce qu’il fallait pour éviter ça, tu sais.

A nouveau, il restait silencieux.

— Bon, si un jour tu te décides, tu me préviens. Je vais débarrasser et reprendre ma lecture. Tu connais la maison, tu sais où tu pourras me trouver.

Elle a nettoyé sa vaisselle en prenant soin de laisser la sous-tasse garnie de friandises sur la table. Elle s’est réinstallée dans son divan, puis a repris sa lecture.
Peu de temps après, il est arrivé dans le salon. Il s’est installé dans le divan, callé entre elle et l’accoudoir, comme il aimait le faire. Cette présence l’avait tellement manqué. Comme un vide dans son cœur et dans sa vie qui l’avait rendue incomplète depuis cette soirée pluvieuse. Elle a posé son livre près d’elle, a posé sa main sur lui et a fermé les yeux. Elle sentait sa douce chaleur, et ça lui emplissait la poitrine d’amour et de reconnaissance. Comment pouvait-il revenir après ces quelques années ? Elle ne le savait pas et ne voulait pas savoir. Seul ce moment comptait.
Elle a doucement baissé la tête. Elle était heureuse lorsqu’elle a rendu son dernier soupir.
Il y avait une forte lumière blanche qui brillait à quelques pas d’elle. Elle n’avait pas halluciné : il était bien revenu la chercher. Elle s’est penchée, a serré son chat contre son cœur. Il s’est mis à ronronner. Ensemble, ils sont passés de l’autre côté. Ensemble.

David Giuliano – 2024